Le musée des Beaux-Arts de Bordeaux présente « Sage comme une image ? L’enfance dans l’œil des artistes (1790-1850) », une émouvante galerie de bambins qui ont grandi sans activités péri-, para- et extrascolaires, loin des angoisses de l’État et des parents sur « les temps de l’enfance » et sur la « santé mentale » de leur progéniture
L’enfance est un naufrage

Au royaume du vivre-ensemble, les enfants vont mal. Surprenant, car tout est fait pour qu’ils aillent bien. Après des vacances conviviales-et-festives où ils se sont vu proposer des stages de « savoir nager », des « escape games » archéologiques, des « spectacles végétaux », des « ateliers sonores », des initiations au bien-être animal et des olympiades intergénérationnelles de hockey adapté, les voici revenus à l’école, acteurs de leur propre savoir en classe, prêts à être évalués sur leurs compétences socio-affectives, rassurés sur leurs lacunes en français et sensibilisés au lombricompostage. Des enfants gâtés, à coup sûr, ayant à cœur de mener, dans le cadre bienveillant de leur parcours citoyen, la lutte contre toutes les formes de discriminations et le combat pour une seule forme de développement.
Outre ces activités ludiques et pédagogiques, toutes créatrices de lien social, les enfants ont la chance d’être initiés, à la plage comme à l’école ou au zoo, aux risques de la vie. Risque de la pêche à pied en famille (noyade), risque de l’extraction de l’huile de palme sur les gibbons (espèce menacée d’extinction), risque des écrans (troubles de l’attention, insomnie, obésité, harcèlement) : on leur explique tout, ils n’ont donc rien à craindre. Félicitons au passage l’école qui n’aura pas manqué, dans ses discours de rentrée, de mettre en garde contre l’usage abusif des écrans avant de se servir elle-même du support vidéo dès les premiers jours de classe pour expliquer une règle de grammaire, les étapes de la photosynthèse ou un événement de l’histoire de France.
Convention citoyenne sur les temps de l’enfant…
Pourtant, malgré les ateliers inclusifs, la résonance avec le vivant et la prévention à tout-va, les parents, le-personnel-éducatif-et-les-professionnels-de-l’enfance s’inquiètent : les enfants ne vont pas bien. L’État s’interroge, lance le dernier-né de son lexique officiel – « santé mentale » – et mandate le Conseil économique, social et environnemental (CESE) pour s’intéresser aux jeunes. Ce n’est pas parce que le chef de l’État « ne comprend pas les adolescents » que l’État doit renoncer à comprendre les enfants : depuis juin dernier, 140 « citoyennes et citoyens » sont ainsi chargés de réfléchir aux « différents temps de la vie quotidienne des enfants afin qu’ils soient plus favorables à leurs apprentissages, à leur développement et à leur santé ». Cette Convention citoyenne sur les temps de l’enfant est appelée à formuler en novembre prochain des « propositions réalistes » nourries des différents « ateliers territoriaux multipartites » organisés à travers tout le pays.

qui vient de tuer près de lui une énorme vipère, Jeanne Élisabeth Chaudet-Husson, 1801.

(d’après Louis Léopold Boilly), 1823-1828.
Notons qu’au traditionnel « temps de l’enfance », celui de nos paradis ou de nos douloureux souvenirs, se substituent aujourd’hui « les temps de l’enfant ». Le temps de l’enfance, c’est « un temps long de 2 000 ans de solitude, à attendre dans l’enclos des dimanches, attaché au piquet des visites en famille, à boire du silence et à manger du ciel bleu depuis la fenêtre de sa chambre » (Christian Bobin, Prisonnier au berceau, 2005). Les temps de l’enfant, eux, sentent l’agenda, le semainier, la boîte à pilules pour vieux, lundi, mardi, mercredi, combien d’heures à rester devant les écrans à 3, 6, 9 et 12 ans, combien d’heures d’école sur combien de jours, combien d’activités péri-, para- et extrascolaires, combien de temps passé dans les transports, à jouer dans sa chambre ou dehors, à s’ennuyer dans son coin, à parler à ses parents, à prendre ses repas, à aider aux tâches domestiques et à rêver. En attendant de découvrir les « propositions réalistes » du CESE pour que les enfants aillent mieux à l’école et à la maison, quittons les ateliers territoriaux multipartites pour rejoindre les ateliers des peintres, ceux qui ont représenté les enfants aux temps troublés de révolutions qui n’étaient pas encore numériques, actuellement à l’honneur au musée des Beaux-Arts de Bordeaux dans l’exposition « Sage comme une image ? L’enfance dans l’œil des artistes (1790-1850) ».
Avant Harry Potter et Greta Thunberg…
En partenariat avec le Louvre et le musée de Tessé du Mans, l’exposition regroupe des œuvres provenant de la grande moitié ouest de la France. Anne-Louis Girodet, Horace Vernet, Théodore Géricault, Camille Corot, Paul Delaroche, Eugène Delacroix, Marie-Amélie Cogniet, Louis Boulanger, Auguste de Châtillon : tous ces artistes ont peint l’enfant, qui n’est plus l’angelot potelé ou l’Enfant Jésus des œuvres religieuses, ni le portrait solennel du Prince dont la maturité perce sous les très jeunes années. En cette fin du xviiie siècle et première moitié du xixe, le regard porté sur les enfants s’est adouci, la tendresse et la complicité font s’attendrir les visages à l’heure où les drames de la sensibilité empiètent sur la tragédie des grands sentiments. Les philosophes des Lumières sont passés par là, à commencer par Jean-Jacques Rousseau qui, surmontant sa répugnance pour les livres (« je hais les livres, ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas »), publia en 1762 plusieurs centaines de pages de traité d’éducation – Émile, ou De l’éducation – et put ainsi parler de ce qu’il connaissait mieux que quiconque puisque ses cinq enfants furent placés à l’assistance publique : « Aimez l’enfance, favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. » Rappelons qu’à l’époque, à sa décharge, les enfants étaient encore bien peu assurés d’atteindre l’âge adulte, et que sa fameuse méthode « d’éducation inactive » (sic), autrement dit, n’avoir pas d’autre maître que l’expérience et le sentiment pour grandir, valait pour des êtres dont l’enfance était souvent le dernier âge de la vie.

Enfant bourgeois, enfant des rues, enfant martyr, jeune mendiant, petit Savoyard, enfant prodige : l’exposition montre un xixe siècle gourmand en représentations d’enfants typiques, pittoresques, pathétiques ou porteurs d’espoir pour la société, et nous invite à nous interroger sur notre rapport contemporain à ces images. Interrogeons-nous, en effet. À la nudité de Paul et Virginie (Charles-Paul Landon) s’est substituée celle de ces pères torse nu serrant contre eux de fragiles nouveau-nés dans des publicités pour gels douche hydratants ; l’enfant des rues de la Monarchie de Juillet (Philippe-Auguste Jeanron) a été remplacé par les images pathétiques de gamins du 9-3, petits anges victimes de la société (thèse rousseauiste) car abandonnés par nos institutions (thèse pas franchement rousseauiste) ; quant à Montaigne et Pic de la Mirandole enfants, ils ont laissé place à Harry Potter et Greta Thunberg, enfants prodiges s’il en est, munis de superpouvoirs au moins aussi enviables que leurs illustres prédécesseurs. Le monde n’a pas tellement changé.
Quelques différences à noter, tout de même. Entre 1790 et 1850, les fameux « temps de l’enfant » étaient principalement le temps des champs, de la pêche, du travail à l’usine ou à la mine, pas vraiment les temps péri, para- et extrascolaires. Le Duc de Chartres tenant un cerceau d’Horace Vernet et la Jeune paysanne à la poupée d’Anne-Louis Girodet n’ont pas grand-chose en commun avec le gamer de 11 ans qui passe trois heures par jour sur les jeux vidéo à contrôler sa barre de vie. Victor Hugo, posant pour Auguste de Châtillon (1836) avec son fils François-Victor qu’il tient fièrement par le bras et l’épaule, ainsi que le peintre Jean-Baptiste Isabey, tenant sa fille Alexandrine par la main (François Gérard, 1795), sont des pères et non des parents. Il n’y a aujourd’hui ni hommes, ni femmes, ni pères, ni mères mais des « parents hélicoptères » (Bret Easton Ellis) formés à la parentalité positive et qui survolent la zone de l’enfance en la sécurisant à distance comme ils peuvent, l’essentiel étant de gérer les gosses et de tout faire, via les montres connectées, les applications de géolocalisation et les rendez-vous chez le pédopsychiatre, pour qu’ils soient heureux.
Car c’est ce que l’on veut, qu’ils soient heureux. Après l’enfant-roi, voici l’enfant-heureux malgré tout : malgré la violence, malgré les prédateurs, malgré les inégalités, malgré le contexte familial, malgré l’actualité et malgré le stress climatique. Quand on parle de bonheur, en général, la tristesse n’est jamais loin. « C’est que du bonheur » est d’ailleurs l’une de ces premières expressions ineptes inventées par les médias à l’intention d’une société de névrosés et de personnes malheureuses.
Aujourd’hui, la vieillesse n’est plus un naufrage et, si l’on ne se fait pas tabasser à son domicile pour quelques cuillères en argent, on pourra toujours faire un tour en ULM à 95 ans au-dessus du Mont-Saint-Michel avant de partir dans la dignité, sur la pointe de ses sneakers de senior, grâce à la piquouze magique. L’enfance, en revanche, est devenue notre naufrage collectif. Aucune convention citoyenne, aucun « atelier parent-enfant » ne rendra aux plus jeunes leur joie de vivre. Pour cela, il faudrait qu’ils grandissent dans un monde où le bonheur n’est pas une injonction, ni le malheur une projection. « Proposition réaliste » ?
À voir
« Sage comme une image ? L’enfance dans l’œil des artistes (1790-1850) », musée des Beaux-Arts de Bordeaux, 20, Cour d’Albret. Jusqu’au 3 novembre 2025.





