Péguy populiste ?


Péguy populiste ?

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La république n’existe pas, et ceux qui prétendent aujourd’hui sans cesse la défendre ou la refonder, en sont les principaux fossoyeurs. Ce qui existe éventuellement, c’est un peuple républicain, qui seul est capable de la produire, et, lorsque c’est nécessaire, de la sauver ou de la refonder. La république n’est pas un régime juridico-politique qu’on pourrait ressaisir à travers l’analyse de ses institutions. Celles-ci d’ailleurs n’ont cessé d’être remodelées dans le cas français. La république est l’aventure d’un peuple libre. Les soi-disant  « républicains » d’aujourd’hui ne la connaissent pas. Ils connaissent d’un côté des individus, de l’autre l’ Etat, chargé de les faire tenir ensemble. Que de tels « républicains » puissent être les plus dangereux adversaires de la république, telle fût l’intuition centrale que formula Péguy à travers l’opposition si célèbre et si peu comprise de la « mystique » et de la « politique ».

Le caractère mystique de la république ne signifie pas que celle-ci consisterait en une « Idée », en laquelle communierait le mystique républicain, capable de se sacrifier pour elle. L’opposition proposée par Péguy entre mystique et politique n’est pas une opposition idéaliste. «Mystique» désigne en réalité une certaine manière d’être ensemble, mystique désigne l’expérience qu’un peuple fait de son unité. La « politique », elle, est seulement la représentation abstraite de cette réalité invisible et mystique du peuple. La politique cherche à traduire dans le langage du bien commun, l’unité pré-politique du peuple. Voilà pourquoi, selon la fameuse formule de Péguy, « tout  commence en mystique et finit en politique ». Remettre au premier plan la mystique avec Péguy, c’est remettre au premier plan le peuple français, peuple dont l’unité pré-politique traverse l’affrontement apparent des régimes et des périodes historiques : « Nous croyons au contraire (…) qu’il y a des réalités infiniment plus profondes, et que ce sont les peuples au contraire qui font la force et la faiblesse des régimes ; et beaucoup moins les régimes des peuples. » écrit Péguy dans Notre jeunesse. Ce que Péguy veut penser à travers l’opposition de la mystique et de la politique, c’est justement cette réalité du peuple républicain, qui se situe à l’arrière plan de la politique républicaine, et qui en est le garant véritable : « (…) ce que nous voulons savoir c’est ce qu’il y avait derrière, ce qu’il y avait dessous, comment était fait ce peuple de France, enfin ce que nous voulons savoir c’est quel était, en cet âge héroïque, le tissu même du peuple et du parti républicain.» .

On comprend alors que la mystique républicaine de Péguy n’a rien de mystique, mais qu’elle consiste bien plutôt en une approche phénoménologique du peuple. Ce que Péguy tente de saisir, c’est l’expérience du peuple, ou plutôt le peuple comme expérience. Le peuple n’est pas un grand individu au nom duquel on pourrait parler, ni même une réalité saisissable à travers l’expression d’une volonté générale. C’est en cela que l’expérience qu’on en fait est « mystique », car il n’y a que par le peuple qu’on puisse accéder au peuple. C’est cette phénoménologie du peuple républicain que tente  Péguy et qui seule pourrait nous faire savoir comment était institué ce peuple, qui pourrait nous faire comprendre en quoi résidait le maillage du tissu républicain :« Ce que nous voulons savoir c’est de quel tissu était tissé, tissu ce peuple et ce parti, comment vivait une famille républicaine ordinaire, moyenne pour ainsi dire, obscure, prise au hasard pour ainsi dire, prise dans le tissu ordinaire, prise et taillée à plein drap, à même le drap,  (…) Comment vivaient ces hommes qui furent nos ancêtres et que nous reconnaissons pour nos maîtres. Quels ils étaient profondément, communément, dans le laborieux train de la vie ordinaire, dans le laborieux train de la pensée ordinaire, dans l’admirable train du dévouement de chaque jour. Ce que c’était que le peuple du temps qu’il y avait un peuple. »

L’utilisation répétée de la métaphore du tissu pour parler du peuple nous renvoie à Platon et à sa Politique, caractérisant celle-ci comme un art se rapprochant de celui du tisserand. Instituer un peuple ne dépend pas seulement d’institutions juridiques et politiques. La forme d’un peuple, son caractère, voire son génie propre, dépend aussi de la forme de ses mœurs, de l’ « institution » de ceux-ci : « Quand un régime, d’organique est devenu logique, et de vivant historique, c’est un régime qui est par terre. On prouve, on démontre aujourd’hui la République. Quand elle était vivante on ne la prouvait pas. On la vivait. Quand un régime se démontre, aisément, commodément, victorieusement, c’est qu’il est creux, c’est qu’il est par terre. »

Le plan sur lequel se situe Péguy pour saisir la République n’est donc pas le plan de la  logique des institutions. L’effort de Péguy est de rompre avec une conception dominante de la république qui fait de celle-ci un régime politique, une forme de gouvernement malaisément distinguable du coup de la démocratie. L’effort de Péguy est de revenir à la source de la république. La République est en réalité une « politea », c’est-à-dire l’unité d’une forme institutionnelle et d’une matière, résidant dans la particularité des mœurs d’un peuple. C’est pourquoi « la » république n’existe pas, il n’existe que « des » républiques, comme la république française ou la république américaine. Parler de  « la » république  en omettant le peuple français, c’est vider la république de toute substance pour en faire une simple idée, pour en faire une « thèse » : « Un régime qui est debout, qui tient, qui est vivant, n’est pas une thèse. ».

Pour que la république vive, il faut que le peuple qui la produise vive aussi. Il est en effet temps de comprendre avec Péguy que la république comme régime juridico-politique ne peut prétendre se fonder elle-même. Il s’agit aujourd’hui d’être républicain en prenant  toute la mesure de la finitude de la république. La république commence ou recommence dès lors qu’un peuple prend ou reprend goût à la liberté. C’est ce paradoxe que pointe Péguy. Il est vain de prétendre fonder ou refonder la république. Une telle initiative ne peut émaner d’  intellectuels ou d’experts, de ceux que Péguy appellera justement le « parti intellectuel ». Ce que montre Péguy est que le recouvrement de la république vivante par la logique républicaine a été l’oeuvre des républicains eux-mêmes. Perdant de vue le fondement mystique de la république – l’être-ensemble d’un peuple la désirant et la produisant – ils ont fait de celle-ci une thèse. Péguy date même très précisément le point d’inversion de l’équilibre entre mystique et politique : 1881, date des premières lois Ferry, moment que les idéologues républicains ne cesseront pourtant jusqu’à aujourd’hui de célébrer comme fondateur…

Comment la république est-elle devenue une idéologie fossilisée, et non la production vivante de tout un peuple, du plus humble citoyen jusqu’à ses plus grands hommes ? Telle est la question de Péguy. Telle est notre question, qui fait de Péguy, beaucoup plus que Jaurès, notre grand contemporain. Il faut lire Péguy pour perdre tout ce qu’on croyait savoir de la république, et pour peut-être ainsi, la retrouver…

Notre jeunesse de Charles Péguy (Folio)

*Photo: ZENOBEL/E.R.L./SIPA.00322797_000002



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Agrégé de philosophie, il est l'auteur d’Éloge du populisme (Elya éditions, 2012) et "Eloge de l'assimilation: Critique de l'idéologie migratoire" (Editions du Rocher, 2021)

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