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Jünger, héros d’un autre temps


Jünger, héros d’un autre temps

ernst junger hervier

Ancien professeur de littérature comparée, spécialiste de Drieu la Rochelle et de Jünger, Julien Hervier vient de publier Ernst Jünger, dans les tempêtes du siècle (Fayard). Il a aussi préfacé et traduit les Carnets de guerre 1914-1918, jusqu’ici inédits en français, et a revu la traduction des journaux de la Seconde guerre mondiale, que republient les éditions Christian Bourgois.

Causeur. Pour forcer un peu le trait, on oppose couramment deux Jünger : le guerrier héroïque des orages d’acier et le vieillard stoïcien passionné par les insectes. Y a-t-il un fil rouge entre ces deux figures que tout semble opposer ?

Julien Hervier. S’il y a un fil rouge chez Ernst Jünger, c’est qu’il s’est toujours placé en position de résistance. C’était un personnage totalement anarchisant. À la fin de sa vie, il avait créé le concept d’« anarque », qui lui correspondait bien : un individualiste absolu, étranger aux doctrines établies, très différent de l’anarchiste qui milite en bande.[access capability= »lire_inedits »] Contrairement aux apparences, il n’a jamais dévié de ce cap, y compris dans ses dernières années où il s’est laissé instrumentaliser de bonne grâce par Mitterrand et Kohl en servant de symbole officiel de la réconciliation franco-allemande.

On le caricature volontiers en écrivain droitier, partisan de l’ordre militaire. Quel jeune homme fut-il ?

Un révolté. Dans son enfance, il avait une parfaite horreur de la société établie qu’incarnait la bourgeoisie de l’empire de Guillaume II. Il détestait l’école et a même fait une fugue à la Légion étrangère, qui l’a conduit jusqu’en Algérie ! On oublie souvent qu’il était autodidacte tant il éblouissait par son immense culture. Il était tout aussi grand lecteur (notamment des mémoires de Saint-Simon et des moralistes français, comme Pascal et La Rochefoucauld) que mauvais élève, sauf en lettres. Quand il est parti s’engager en 1914, sa hantise, c’était d’être recalé au bac. Finalement, il a pu se déchaîner dans les tranchées, avant d’entrer dans une opposition farouche à la République de Weimar puis au Troisième Reich.

Doit-il son image sulfureuse à ses proclamations guerrières et à ses prises de positions nationalistes ?

Après la guerre, Jünger gagne sa vie en restant dans l’armée allemande réduite à la portion congrue; il n’est actif comme militant ultra- nationaliste qu’entre 1923, date à laquelle il peut abandonner son devoir de réserve, et 1929. Il s’est engagé en politique au moment le moins favorable, lorsque la situation de la République de Weimar se stabilisait en raison d’une légère embellie économique. Jünger clamait alors que le pays devait repartir en guerre pour annuler les traités de Versailles. Mais dès 1929, dans Le Cœur aventureux, il écrit qu’il n’est plus possible de travailler collectivement pour le bien de l’Allemagne tant les divisions entre groupuscules d’extrême droite et les insuffisances du parti nazi, qui monte en puissance, lui semblent décourageantes. Il est vrai cependant que, dans un premier temps, Hitler, auquel il avait envoyé Feu et Sang avec une dédicace, lui a paru être un allié possible dans ses combats de jeune nationaliste.

Il s’est ensuite opposé au parti nazi. Pour quelles raisons ?

Plusieurs facteurs ont joué. En 1929, lors du mouvement paysan du Schleswig-Holstein, une révolte contre les impôts des exploitants frappés par la crise, il a détesté le cours légaliste imposé par Hitler à son parti. Pour ne pas compromettre leurs chances d’arriver au pouvoir, les dirigeants du NSDAP s’étaient alors retournés contre les paysans de cette région du nord de l’Allemagne. Jünger était également effaré par la médiocrité intellectuelle de Goebbels, qu’il connaissait bien.

Venons-en à son attitude face à l’antisémitisme et au système concentrationnaire…

À plusieurs reprises, dans son Journal de guerre, Jünger condamne sans aucune ambiguïté les exactions nazies, notamment à l’encontre des juifs. Il a démissionné des associations d’anciens combattants dès que les juifs en ont été exclus. Et c’est en plein milieu de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’on croyait la victoire de l’Allemagne nazie acquise, qu’il a écrit La Paix, véritable réquisitoire contre une vision du monde totalitaire qui permettait d’éliminer tous les handicapés, les membres d’une race qui ne vous conviennent pas, etc.

En ce cas, pourquoi n’a-t-il pas combattu frontalement le Troisième Reich ?

Après la « Nuit des longs couteaux », en 1934, où Hitler fait assassiner plus d’une centaine de ses adversaires politiques, il comprend qu’il faut éviter d’entrer en confrontation directe avec le régime, et plutôt ruser en gardant ses distances avec les autorités. Il résumait sa position d’une formule : « Quand un rhinocéros furieux fonce sur vous, on peut évidemment rester devant lui, mais le plus sage est de faire un pas de côté. »

Même au plus fort de son opposition au régime hitlérien, Jünger a continué de servir dans la Wehrmacht. Et malgré sa proximité avec les conjurés qui fomenteront l’attentat raté du 20 juillet 1944 contre Hitler, il n’appuiera pas leur initiative…

Jünger considérait que les attentats ne servaient à rien, sinon à aggraver la situation. N’oubliez pas qu’il a été très marqué par la catastrophe absolue pour la civilisation qu’a été la guerre de 1914. Or, l’élément déclencheur qui a entraîné l’entrée en guerre de toutes les grandes puissances, très réticentes à ouvrir les hostilités, c’est l’attentat de Sarajevo contre François-Ferdinand d’Autriche. Cet acte perpétré par deux fanatiques, qui n’étaient peut-être même pas téléguidés par le gouvernement serbe, a provoqué des millions de morts par ricochet. Même si les conditions sont très différentes lorsqu’il s’agit d’éliminer un tyran comme Hitler, Jünger avait-il vraiment tort d’être hostile aux attentats, dont il redoutait les conséquences imprévisibles et tragiques ? Dans ce cas particulier, on pourrait avancer, comme l’historien Hans-Peter Schwarz le suggère, que Jünger a toujours été fasciné par la « politique et la technique, mais [que] ce sont deux choses auxquelles il n’a jamais rien compris » !

Justement, l’opposition à la technique n’est-elle pas un autre fil qui relie toutes les facettes de Jünger ?

Jünger a compris par l’expérience de la guerre industrielle que la domination de la Technique devenait écrasante. C’est ce processus qu’il a décrit, dans Le Travailleur, en 1932. Après y avoir acquiescé, il a suivi sa pente naturelle en combat- tant l’illusion selon laquelle l’extension du progrès technologique pourrait apporter le bonheur sur Terre. C’est ainsi qu’il a pris des positions écologistes dans la seconde partie de sa vie.

Un drôle d’écolo ! Non content de chasser les insectes en les assommant puis en les étouffant dans l’éther, il affectionnait la corrida…

Pour Jünger, ce n’était pas contradictoire. Lorsqu’il capturait un coléoptère en voie de disparition, il jouait un rôle scientifique de conservateur de la nature. Une anecdote en dit long sur son rapport à la faune et à l’environnement. Un jour qu’il visitait un jardin en Égypte, Jünger s’adonna à sa fameuse « chasse subtile » en capturant un insecte. Cela scandalisa une touriste américaine, qui alla ensuite discuter cordialement avec un jardinier, lequel, au même moment, vaporisait massive- ment un insecticide puissant sur les plantes.

Jünger se fit alors la réflexion suivante : cette dame s’indigne de la mort d’un seul insecte alors que le trépas de millions d’animaux sous l’effet d’un insecticide la laisse de marbre.

De la même manière, s’il a été très impressionné par la corrida à laquelle il a assisté en Espagne, Jünger était prêt à se battre contre l’extermination des baleines ou l’élevage des veaux en batte- rie, car ceux-ci mènent une existence épouvantable, attachés dans le noir, sans espace. D’une manière générale, il se désolait que l’homme détruise tous les beaux et grands êtres vivants.

Ce grand collectionneur n’avait-il pas tendance à diviniser son environne- ment, comme le premier païen venu ?

Il y a en effet une certaine sensibilité païenne chez Jünger. Il était l’homme de l’émerveillement, fasciné par la force qui s’exprime dans le monde tel qu’on le voit : les fleurs qui poussent, l’éblouissante diversité des animaux, la beauté de la Voie lactée. À l’inverse des rationalistes cartésiens qui s’enferment dans l’opposition du cogito et du monde et subordonnent l’apparition du monde à la volonté transformatrice de l’homme, « maître et possesseur de la nature », Ernst Jünger conçoit l’être humain comme une partie infinitésimale de cet univers si riche.

C’est une vision assez orientale des choses…

En un sens, sa conception du monde se rapproche un peu de la religiosité panthéiste d’Extrême-Orient, sans divinité incarnée. C’est tout le paradoxe de l’humanisme jungérien que de vouloir rétablir un rapport vrai entre l’homme et le monde qui l’englobe. Pour Jünger, si l’homme peut légitimement se sentir malheureux quand il traverse un drame, il ne doit jamais oublier son appartenance à un ensemble incroyablement beau et puissant qui le dépasse.

Vous touchez là au rapport entre l’homme, le monde et sa conscience. Quels étaient les engagements spirituels de Jünger ?

Jünger n’a pratiquement pas eu d’éducation religieuse, car ses parents étaient indifférents aux questions spirituelles. Mais il avait en tête le mot de Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » Cette phrase nous rappelle qu’il n’existe pas de justice naturelle. Comme Spinoza, Jünger estimait que la loi de la nature est la loi du plus fort. Il n’a jamais cessé de penser que nous vivons dans un monde prodigieusement riche et éblouissant, mais dont le vrai sens nous échappe. Il citait beaucoup la formule prêtée à Léon Bloy, quand on lui demanda ce qu’il ressentait avant de mourir : « Une immense curiosité ». Ce sens du sacré, Jünger l’a long- temps trouvé dans toutes les religions. Il y a des passages de son œuvre où il se dit prêt à adopter la religion du pays où il se trouve : il sera donc protestant dans les pays du Nord, catholique dans les pays de vignoble, et musulman s’il habite au bord de la Méditerranée !

Autrement dit, peu importe la foi pourvu qu’on partage la religion de ses voisins. S’est-il converti au catholicisme par conformisme ?

Certes, à l’extrême fin de sa vie, Jünger a choisi de se déclarer catholique parce que c’était la confession majoritaire dans la région où il vivait, la Souabe. En Allemagne, l’État est chargé de percevoir des impôts pour les Églises. Chacun doit déclarer sa religion, sauf, bien sûr, s’il est athée. La conversion de Jünger lui a donc permis d’avoir des funérailles catholiques dans l’église de Wilfling en, au milieu d’une foule d’amis et de voisins, à presque 103 ans. Mais c’est une explication partielle. Il nourrissait une plus grande sympathie pour le catholicisme – notamment parce qu’il se rattache à une révélation, à des dogmes incontournables comme l’incarnation du Christ –, que pour le protestantisme. Ce dernier lui apparaissait souvent comme une vague morale laïque agrémentée de références symboliques.

Dans son essai La paix, pourquoi préconisait-il de pacifier l’Europe post-totalitaire en s’appuyant sur les valeurs chrétiennes ?

Tout simplement parce que Jünger voyait dans la morale chrétienne une défense contre la barbarie. Ce n’est pas un hasard s’il a lu deux fois l’Ancien et le Nouveau Testament pendant la Seconde Guerre mondiale. La Paix est imprégnée d’esprit biblique.

Le néochrétien jünger avait-il perdu ses dernières illusions sur le noble art de la guerre ?

Devenu mûr, Jünger a répudié les idées de sa jeunesse, quand il pensait – avec les futuristes ou Drieu la Rochelle – que la vieille civilisation était pourrie et qu’il fallait tout flanquer par terre. Mais, dès la guerre de 1914, il avait observé la barbarie innée de l’espèce humaine. Voyant se dégrader les vertus chevaleresques auxquelles il tenait, il s’interroge dès ses premiers journaux de guerre : « Serons-nous capables de reconstruire autre chose de mieux à la place de la vieille civilisation ? Probablement pas. » Pour Jünger, dans un âge ivre de destruction, l’Homme doit se garder de tout démolir.[/access]

*Image : wikicommons.

Février 2014 #10

Article extrait du Magazine Causeur



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