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Harry, un ami qui vous veut du mal

La mystique séculaire de la Couronne résistera-t-elle à l’hypermédiatisation moderne qui caractérise l’offensive hostile de Harry et Meghan?


Harry, un ami qui vous veut du mal
Le prince Harry à la cérémonie d’ouverture des Invictus Games 2019 à La Haye (Pays-Bas), 29 octobre 2019. ©Paul Groover/REX/Sipa

Pas sûr que l’offensive du prince Harry et de son épouse contre sa famille ébranle la Couronne d’Angleterre. En bon rejeton de la génération woke, le petit dernier déballe un récit victimaire et porte des accusations incohérentes. Autobiographie et interviews sont un business profitable. Reste que le système Sussex est fragile.


« Ceci tuera cela ». Le livre que vient de publier le prince Harry, Le Suppléant, peut-il ébranler les fondements de la monarchie britannique ? Au cours de ses plus de mille ans d’existence, la couronne en a vu bien d’autres. Un premier roi de tous les Anglais, Æthelstan, a émergé au xe siècle. Depuis, la monarchie s’est maintes fois renouvelée en faisant appel à des étrangers : Guillaume le Normand en 1066 (monarque légitime du pays, selon le testament du roi Édouard le Confesseur), le Gallois Henry Tudor en 1485, l’Écossais Jacques Stuart en 1603, le Hollandais Guillaume d’Orange en 1689 et le Hanovrien George en 1714. Le trône a été perturbé par des luttes dynastiques sanglantes : l’ainsi dénommée « Anarchie » entre 1138 et 1153 ; la guerre de Cent Ans qui, de 1337 à 1453, a mêlé l’Angleterre à la rivalité entre les Plantagenêt, prétendants au trône de France et les Valois ; et la guerre des Deux-Roses qui a suivi, de 1455 à 1487. Il y a même eu un interlude républicain, entre 1649 et 1660, à la suite d’une guerre civile entre le roi et ses parlementaires. Un monarque, Richard II, a été déposé et probablement assassiné ; un autre, Charles Ier, a été exécuté après un procès. Son fils, Jacques II, a été chassé. Enfin un roi, George III, est devenu fou. Plus récemment, il y a eu les scandales, matrimoniaux et autres, des enfants d’Elizabeth II. Pour survivre à toute cette turbulence, la couronne a dû faire preuve d’une belle résilience. Elle a rarement perdu cette aura magique si essentielle au fonctionnement de l’État britannique. Selon l’ouvrage de référence de Walter Bagehot, The English Constitution, de 1867, la monarchie joue un rôle central en parlant à l’imagination des citoyens tandis que le Parlement parle à leur raison. Pourtant, une telle longévité n’est pas une garantie de survie. La mystique séculaire de la couronne résistera-t-elle à l’hypermédiatisation moderne qui caractérise l’offensive hostile de Harry et Meghan ? À l’ère numérique, le mystère de la royauté ne risque-t-il pas d’être dissipé durablement par toutes les accusations formulées par le duc et la duchesse de Sussex dans leurs entretiens télévisés, leur documentaire Netflix et l’autobiographie de Harry ?

La machine à simulacres

Les monarques anglais ont compris tôt que, pour exercer le pouvoir, il faut maîtriser les apparences et impressionner par le spectacle. À chaque époque, son média. Sous Elisabeth Ire, les pièces historiques de Shakespeare font de la propagande théâtrale pour la dynastie des Tudor. Afin d’amadouer ses sujets écossais lors de sa visite en 1822, George IV fait appel au romancier Walter Scott pour organiser toute une série de défilés et de rituels costumés qui seront à l’origine de la mode des tartans et des kilts. À travers les « durbars » de Delhi – de vastes rassemblements cérémoniaux pour marquer un couronnement – en 1877, 1903 et 1911, la monarchie impressionne, par sa majesté et sa puissance, les sujets de son empire. À partir de 1924, les monarques manient l’art du discours radiodiffusé, puis télévisé à partir de 1957. En 1969, la famille royale s’essaie au documentaire intime, mais la tentative ne sera pas renouvelée. À la place, elle se contente de la couverture médiatique des grands spectacles publics, comme les mariages et les funérailles, dont le dernier en date, pour l’enterrement d’Elizabeth II, est le plus spectaculaire de tous.

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Pourtant, l’image des Windsor a été gravement abîmée dans les années 1990 par le comportement, les révélations et finalement la mort de la princesse Diana. La monarchie a perdu l’initiative médiatique et ne l’a récupérée qu’au prix de longs et patients efforts, comme l’atteste l’évolution de sa cote de popularité. Aujourd’hui, le fils cadet de Diana tente la même opération de destruction que sa mère et semble mieux armé pour la mener à bien. Il est épaulé par une épouse aussi déterminée que lui ; il a quitté officiellement la famille royale ; et, grâce à un marketing habile d’inspiration américaine, le couple a développé une marque anti-Windsor qui se déploie à travers les productions d’une véritable machine médiatique. Sa campagne est d’autant plus dangereuse qu’elle est lancée à l’époque des réseaux sociaux en ligne et de la folie wokiste. Les charges, qu’elles portent sur le prétendu racisme de la famille royale, son manque d’empathie ou sa manipulation des médias, sont propres à exciter la hargne, surtout celle des générations montantes. Dans des réflexions qui anticipaient l’ère numérique, Jean Baudrillard caractérisait la vie moderne comme affligée moins par des illusions qui faussent (et parfois embellissent) la réalité que par des « simulacres » qui nous détournent de la notion même de réalité. Avec ses spectacles à l’ancienne, minutieusement mis en scène, la monarchie pourrait perdre de nouveau l’initiative face à une machine qui scénarise habilement des séances de confidences intimes, des récits victimaires et des propos accusatoires conformes aux idéologies régnantes. Les nouveaux simulacres des Sussex pourraient avoir raison des vieilles illusions de la maison royale.

Que la pièce maîtresse de cette campagne soit un livre est ironique, sauf que le volume, sans doute moins lu que feuilleté, fournit surtout une matière pour des échanges dans d’autres médias. Tout le monde est désormais au courant des grands thèmes du Suppléant : le cynisme et la cruauté des journalistes ; la détresse provoquée par la perte de la maman ; le trio diabolique composé du frère et futur roi, William, de la méchante belle-mère Camilla et du trop réticent père, Charles. Tout le monde connaît les anecdotes croustillantes ou pittoresques : la bagarre avec William où Harry finit par terre, le dos coupé par une gamelle pour chien brisée par sa chute ; une légère engelure de l’organe sexuel qui afflige le prince suite à une expédition arctique ; sa perte de virginité dans un champ avec une femme plus âgée.

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Si la machine de guerre des Sussex semble puissante par son exploitation des différents médias et la multiplication des interventions, elle se révèle faible en raison de cette même prolifération que Harry et Meghan ont du mal à coordonner. C’est ainsi que des contradictions énormes jettent un doute sur la nature même de leur projet. Harry dénonce la presse, mais exploite les médias à la fois pour porter son message et pour faire de l’argent. Il se plaint des contraintes imposées à la vie privée par le statut de membre de la famille royale, tout en livrant au public des détails intimes sur son entourage et le contenu de discussions confidentielles. Il prétend vouloir « sauver la monarchie d’elle-même », mais en parle de manière si négative que l’on croirait qu’elle n’a rien de récupérable. Il proclame qu’il veut se réconcilier avec cette même famille qu’il dénonce tout au long de son livre. Il a jusqu’au couronnement de Charles, le 6 mai, pour le faire. Finalement, il y a l’hypocrisie scandaleuse de deux personnes privilégiées, vivant dans un luxe appréciable, qui se plaignent d’être des victimes. La machine médiatique des Sussex a démarré en trombe, mais elle aura du mal à garder durablement une semblance de crédibilité.

Le prince Harry et Meghan Markle en plein déballage devant les caméras d’Oprah Winfrey,
dans une interview à charge contre la famille royale britannique, 7 mars 2021.

« Psychobabble »

Au cœur de cette masse de contradictions se trouve la psychologie de Harry. Ce dernier est  typique de la génération woke qui est convaincue que ses sentiments subjectifs doivent primer sur la réalité des événements. Depuis la parution du Suppléant, les commentateurs ont trouvé des erreurs, par exemple sur l’endroit où il se trouvait quand il a appris la nouvelle du décès de la reine mère, sur ce que portait sa femme lors de leur premier rendez-vous ou le nom de la plus grande pierre des joyaux de la couronne. Comme pour anticiper ces critiques, Harry écrit : « Les choses dont je me souviens, la façon dont je m’en souviens, sont tout aussi véridiques que les faits prétendument objectifs. » Quand il s’agit de critiquer les autres, les Sussex s’en donnent à cœur joie, mais n’acceptent pas du tout d’être critiqués à leur tour. Interrogé par des journalistes, Harry se braque quand on lui cite des passages de son propre livre. Les suggestions de racisme au sein de la famille royale évoquées dans l’entretien avec Oprah Winfrey en mars 2021 sont absentes de l’autobiographie, ce qui amène Harry à nier que le couple ait jamais parlé de racisme. Les dénis se multiplient au même rythme que les incohérences.

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Tout aussi woke est sa prétention au statut de victime, visiblement nourrie par son ressentiment vis-à-vis de son frère aîné. Dans une certaine mesure, Harry aurait pu être un héros : il a eu une carrière militaire honorable ; il a créé les Jeux Invictus sur le modèle des Jeux paralympiques, pour les vétérans de guerre handicapés ; il possédait un sens de l’humour impertinent et avait trouvé une épouse différente des autres. Mais il a été rongé de l’intérieur par la rivalité avec William, le prince héritier. Le titre même du livre le proclame : sa préoccupation principale est de rester un suppléant par rapport au trône. Au cours du récit, il va jusqu’à se plaindre d’avoir eu une plus petite chambre que son frère ! L’expression de ce ressentiment fait du livre un véritable objet thérapeutique et un bel exemple de ce qu’on appelle en anglais « psychobabble », c’est-à-dire le recours à des concepts thérapeutiques mal compris qu’on applique à tout bout de champ pour expliquer, voire excuser ses actions. Certes, Harry a suivi une psychothérapie et il vit en Californie, où c’est presque une obligation sociale. Mais le psychobabble résulte aussi du fait que son livre n’est pas vraiment de lui mais rédigé (contre la somme d’un million de dollars) par un prête-plume – l’écrivain américain J. R. Moehringer. Ce lauréat du prix Pulitzer avait déjà écrit l’autobiographie du tennisman Andre Agassi. Afin de mieux entrer dans la tête de ce dernier, l’écrivain a passé deux cent cinquante heures en tête-à-tête avec lui. Le grand sésame serait venu après la lecture de Freud au sujet de l’instinct de mort, quand Moehringer a compris qu’un des mobiles secrets d’Agassi était sa tendance autodestructrice. On imagine bien que le travail avec Harry s’est attaché à trouver de telles « clés » de sa personnalité susceptibles de fournir les éléments d’une bonne intrigue. Cette psychologisation excessive se retrouve aussi dans la surexploitation, tout au long du livre, du trauma de la mort de la mère. Il y a une forme d’impudeur dans cette insistance, surtout quand on subodore que le prince veut s’approprier le rôle et le prestige de Diana en en privant son frère aîné. Au-delà d’une certaine limite, la sincérité apparente se mue en obscénité.

Le retour du réel

Tous les simulacres des Sussex sont trop fragiles pour durer, malgré leur impact immédiat qui correspond surtout à l’appétence du public pour les racontars. Le réel fait inévitablement son retour. La guerre médiatique cache une guerre des modèles économiques, une opposition entre le marketing capitaliste pur et une certaine idée de service et d’héritage détenu en fiducie. Certes, les Windsor sont riches, mais ils sont censés travailler pour le bien public. Le monarque et sa famille sont rémunérés par l’État pour les fonctions qu’ils exercent et doivent rendre des comptes. L’argent qui leur est versé représente normalement 15 % des revenus provenant de l’exploitation de leurs propres domaines, hérités de Guillaume le Conquérant, mais gérés par l’État depuis 1760. La famille dispose aussi des revenus des duchés de Lancaster et de Cornwall. En abandonnant leur statut officiel de membres de la maison royale en 2020 (le « Megxit »), les Sussex se sont coupés de ces sources de revenus comme ils ont tourné le dos aux devoirs qui y sont associés. Bien qu’ils ne soient pas pauvres, ils compensent cette perte financière par les sommes colossales qu’ils reçoivent de Spotify, Netflix et de leur éditeur Random House. Face à leur activité fébrile, la maison royale garde un silence absolu, évitant de répondre publiquement aux reproches et révélations. Dans le film Kagemusha, de Kurosawa, un sosie engagé pour faire croire qu’un roi mort est toujours vivant reçoit la consigne, avant une bataille, de rester sans bouger sur son trône au milieu des combats, quoi qu’il arrive. Son immobilité inébranlable inspire ses troupes qui l’emportent. Espérons que la dignité royale triomphera dans la vie aussi.

Le Suppléant

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The English Constitution

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Février 2023 – Causeur #109

Article extrait du Magazine Causeur




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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