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Bourreaux d’enfance


Bourreaux d’enfance

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Je me souviens du jour où mon fils aîné est arrivé à la garderie, un pois de senteur à la main pour sa dulcinée. Déjà fortement suspectée d’avoir introduit dans les lieux une fleur porteuse de germes éventuels, j’ai aggravé mon cas en essayant de photographier cette scène enfantine. La directrice a bondi de son bureau : « Vous n’avez pas le droit de prendre les autres enfants en photo ! D’ailleurs, avez-vous signé les papiers pour le vôtre ? » C’est que le droit à l’image commence très tôt : dès la crèche, les parents sont invités à signer une décharge par laquelle ils renoncent à toute procédure au cas où un imprudent immortaliserait leur bambin[1. Chère Charlotte, grâce à cette affaire de photo, personne n’a vu que tu encourageais le formatage hétéro-centriste de ton fils, et que tu fermais les yeux sur ses pratiques sexistes – offrir une fleur à une fille, pouah ! EL]. Quelques jours après cet incident, alors que je me promenais avec mon petit de 15 mois sans poussette, une vipère à sac à dos et aisselles non épilées m’a menacée d’appeler la protection de la petite enfance : « Vous rendez-vous compte, Madame, de l’effort que vous demandez à votre enfant ? »[access capability= »lire_inedits »]  Et je vous fais grâce des  remarques scandalisées du gentil lecteur de Télérama qui vous surprend en train de fumer à proximité de votre rejeton et surtout, crime suprême, du sien  ̶  pour peu qu’il tousse, vous êtes fichu !

La liste des crimes de lèse-sécurité infantile est interminable.  Michel Schneider et Mathieu Laine[2. La grande nurserie, Mathieu Laine, JC Lattès, 2005 ; Big Mother, Michel Schneider, Odile Jacob, 2002.] ont fort bien décrit cette « grande nurserie » née de l’application croissante du principe de précaution qui, en plus d’infantiliser et d’abrutir les individus, enlaidit peu à peu notre environnement quotidien. Il suffit d’observer la pénalisation croissante des comportements dits « à risques » pour le comprendre : nous avons bel et bien changé de monde.

Aucun film de Claude Sautet, de Fellini ou de Truffaut  ne pourrait être tourné aujourd’hui : on y fume, court sur les quais de gare, gifle les enfants qui, par ailleurs, montent à vélo sans casque. Il n’y a aucun accès handicapé nulle part, et tout ce monde élégant boit allègrement avant de monter en voiture. Dans ce monde-là, les enfants n’étaient pas en sucre. Ils ne portaient pas de vêtements adaptés ni ciblés pour eux. On devine que les coudes baillaient, que les pulls grattaient.  Et bien souvent, ils s’ennuyaient, et par là, traînaient  rêvassaient, imaginaient… Rappelez-vous les gamins d’Amarcord, livrés à eux-mêmes dans les rues d’une petite station balnéaire, ou Jean-Pierre Léaud et son camarade flânant dans les rues de Montmartre. Les enfants d’alors expérimentaient, se cognaient aux limites d’un monde aux contours plus  rigides, mais lointains.

Existe-t-il aujourd’hui un domaine de leur existence qui ne soit furieusement balisé au nom de la sécurité ? Du premier biberon anti-régurgitation au premier préservatif qui lui sera distribué à l’école, la vie de l’enfant n’est qu’un long parcours du non-combattant : préservé des microbes, des additifs, des conservateurs dans les petits pots  (bio évidemment), des sorties scolaires sans certificat d’assurance, du vélo ou du ski sans casque, de la baignade sans combi anti-UV, de la voiture sans siège bébé puis siège 3-8 ans. La sé-cu-ri-té des enfants est devenue l’argument massue, irréfutable, permettant de nous contraindre à toujours plus de normes, d’obligations et d’interdictions diverses, et de nous forcer à acquérir toutes sortes de gadgets la plupart du temps hideux. Qui n’a pas erré tristement – et en vain – au rayon enfant de Go Sport en quête d’un casque ou d’un gilet de sauvetage aux couleurs un peu moins criardes que les modèles « plébiscités par les jeunes consommateurs » ?

J’en entends qui se disent que seule une « mauvaise mère » pourrait ainsi déplorer que ses enfants soient à l’abri des dangers qui menaçaient les générations précédentes. Qu’ils se rassurent : je n’irai pas jusqu’à  regretter le temps où ni les ceintures de sécurité, ni les barrières autour des piscines n’étaient obligatoires. Mais ces interdits, parfois judicieux et souvent stupides, peuvent-ils se substituer à la vigilance (davantage déployée à l’égard de tous les fascistes en sommeil, étrangement) et au simple bon sens ? À ma connaissance, le nombre d’enfants morts noyés dans des piscines privées ne diminue pas plus, en dépit de la législation et des recommandations bombardées ad nauseam chaque été dans les médias, que celui des alpinistes du dimanche qui s’attaquent au mont Blanc en sandalettes.

Nul ne nie par ailleurs que cet équipement législatif et technique procède d’excellentes intentions… Comme l’enfer soviétique ou chinois en leur temps. Pour excessive que soit cette comparaison, elle n’est pas complètement absurde : à force de créer des conditions de vie artificielles, fictives, pour les futurs adultes, comment ceux-ci survivront-ils dans le monde réel ? En effet, quoique moribond, le réel bouge encore : jusqu’à nouvel ordre, la vie est un risque permanent – la maladie, le mal et la fatalité n’ont pas encore été éradiqués.

Il y a plus grave encore que cette surprotection : alors que les normes sécuritaires infantiles  poussent comme des champignons, nos chères têtes blondes n’ont jamais été aussi exposées à des dangers mortels pour leur cerveau. Consoles de jeu à partir de l’âge de 2 ans, chaînes de télévision enfantines d’une laideur et d’une vulgarité exponentielles, accès à Internet d’une simplicité déconcertante anéantissant par avance presque toute tentative de verrouillage, pornographie en accès libre (plus aucun kiosque à journaux, désormais, ne nous l’épargne), violence sur tous les écrans…. Quiconque a déjà emmené ses enfants au cinéma à une séance l’après-midi a forcément subi le déluge de violence et de laideur qui précède le film. La classification des films eux-mêmes par le CSA a de quoi laisser perplexe : les « déconseillés au moins de 10 ans »  et les « interdits aux moins de 12 ans » sont parfois à la limite du soutenable pour un adulte au cœur bien accroché. Dans l’épisode 5 de Twilight, qualifié « tous publics », on décapite et on démembre allègrement des corps. Quant aux scènes de sexe, elles sont bien souvent légion dans la version « moins de 10 ans ».

Jamais les petites filles, traitées par ailleurs comme des porcelaines chinoises, n’ont été à ce point chosifiées. De mon temps (pas si lointain) aucune fillette ne portait de deux-pièces sur la plage avant d’en avoir besoin, c’est-à-dire à la puberté – le haut du deux-pièces n’est-il pas destiné à dissimuler les seins ?  Aujourd’hui, des mômes de 3 ans arborent des bikinis. Le « Rapport sur l’hyper-sexualisation des petites filles », publié au printemps 2012 par Chantal Jouanno, est à cet égard tristement édifiant : concours de mini-miss, publicités suggestives et vente de soutiens-gorge rembourrés dès l’âge de 8 ans contribuent à ériger les petites humaines en « friandises sexuelles » – l’expression est de Boris Cyrulnik.

Dans ce joli monde, intraitable sur la santé, l’hygiène et la sécurité de l’enfant, des gamines de 11 ans envoient des « sextos »  (messages SMS explicitement sexuels), des petits garçons se suicident à la suite d’un chat sur la Toile, et l’association « e-Enfance » croule sous les appels de parents impuissants face à la dépendance de leurs rejetons à l’égard des jeux vidéo.

L’enfant occidental contemporain est couvé, barricadé, surprotégé de tout sauf de la laideur, dont il est bombardé, de la violence, et de la société de consommation qui le cible dès son plus jeune âge, très précisément à son entrée à la maternelle, à 3 ans en moyenne. « On ne comprend rien à la civilisation moderne si on n’admet pas d’abord qu’elle est une  conspiration contre toute espèce de vie intérieure », écrivait Bernanos en 1944. Jamais cette formule n’a été aussi vraie. Le seul « progrès » notable que l’on puisse observer, c’est que désormais, elle s’applique merveilleusement aux enfants qui sont à la fois privés de toute possibilité de devenir adultes (c’est-à-dire libres) et projetés sans ménagements dans le monde des adultes.

On m’objectera que c’est à cause de ceci que nous avons cela. Que c’est bien parce que notre monde est de plus en plus dangereux que les enfants doivent être de plus en plus protégés. Rien n’est moins sûr. J’aurais même plutôt tendance à penser exactement l’inverse.  En effet, ce sont bien souvent les parents les plus sécuritaires, protecteurs et moralisateurs qui démissionnent sur l’essentiel. Il est bien plus facile de se cramponner à un casque  de vélo qu’à des principes, d’acheter des légumes bio que de lutter contre la marée des images sur tablette – avec l’alibi suprême qu’il doit « s’adapter au monde d’aujourd’hui » – et de laisser l’enfant devant une console que de s’infliger la pénible et interminable tâche de l’éduquer, tâche devenue d’autant plus ardue qu’il ne s’agit plus seulement de lui apprendre à  affronter le monde qui l’entoure que de lui donner les armes pour le décoder et le contourner. Et voilà comment votre fils est muet. Et voilà comment un enfant merveilleusement préservé des dangers quotidiens peut aussi devenir un parfait barbare, barbare d’une nouvelle espèce, protégée de surcroît. Plus tard, lorsqu’il sombrera dans la drogue ou la médiocrité, il sera temps de se désoler et d’écumer les cabinets des spécialistes du bonheur. Que disait Bossuet déjà ? Ah oui : « Dieu se rit des créatures qui déplorent les effets dont ils continuent de chérir les causes. »[/access]

*Photo : If-lite teacher.

Septembre 2013 #5

Article extrait du Magazine Causeur



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Charlotte Liébert-Hellman est éditeur.

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