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Libertine chérie


Libertine chérie

fragonard caroline cherie

Notre roman national s’est construit aussi, et peut-être surtout, avec le roman populaire. On le sait au moins depuis Dumas. Non content d’avoir violé l’histoire de France pour lui faire de beaux enfants, Dumas a inventé la quintessence de l’esprit français avec Les Trois Mousquetaires et d’Artagnan : courage, panache et galanterie dans un siècle de Louis XIII envisagé comme le crépuscule des temps héroïques et des vieilles valeurs de la chevalerie.
Pour la Révolution française, les choses furent un peu plus compliquées ou, disons, ambiguës.  1789 a ouvert des lignes de fracture chez les historiens et aussi, logiquement, dans l’imaginaire des écrivains. Pour les uns, la Révolution est un grand moment d’émancipation ; pour les autres, l’avènement d’une époque désenchantée où la France a cessé de se ressembler, selon le célèbre mot de Talleyrand : « Qui n’a pas vécu avant 1789 n’a pas connu la douceur de vivre. »
Dumas, encore lui, incarne ces contradictions : ce fils d’un général de Napoléon, ce révolutionnaire qui finançait Garibaldi, a écrit le plus beau roman royaliste qui soit, Le Chevalier de Maison-Rouge, où il est question d’une expédition désespérée pour sauver Marie-Antoinette. Aujourd’hui encore, défions le robespierriste le plus convaincu de ne pas sentir son cœur battre quand le chevalier se suicide sous l’échafaud pour mourir en même temps que sa souveraine bien-aimée.
Environ cent ans après Dumas, Jacques Laurent, lui aussi, a bien mérité du roman national et en publiant en 1948, sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent, Caroline Chérie que l’on réédite aujourd’hui.[access capability= »lire_inedits »] Cet intellectuel maurassien né en 1919 et mort en 2000 fut un des « Hussards » de l’après-guerre, avec Michel Déon et Roger Nimier. De tout temps engagé à droite, et même très à droite, viscéralement antigaulliste, Jacques Laurent est aussi l’un des romanciers les plus novateurs du siècle dernier. Sa légende littéraire d’amateur de femmes ou d’historien du sous-vêtement a un peu trop occulté les monuments complexes et les constructions subtiles que sont Les Corps tranquilles ou Les Bêtises.
C’est que Jacques Laurent a lui-même multiplié les masques, et ce pour des raisons alimentaires. Il raconte lui-même, dans son Histoire égoïste, comment il avait grand besoin d’un mécène en ces années de vaches maigres de l’après-guerre. Et comme on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, Cecil est devenu le mécène de Jacques en écrivant, sur les conseils de l’éditeur Frémanger, un roman sur « le modèle de livres étrangers qui passionnaient le public tels que Ambre ou Autant en emporte le vent ». Le succès est foudroyant (5 millions d’exemplaires…) et fait la fortune, au moins temporaire, de Laurent : « Grâce au premier livre de Cecil Saint-Laurent, je pus terminer et publier sans hâte le premier roman de Jacques Laurent. »
Le succès immense de Caroline Chérie n’est pas seulement dû à la virtuosité narrative de l’auteur. Sa façon d’écrire sans graisse des chapitres courts qui se succèdent à la hâte, et ce jusqu’à former une masse impressionnante que le lecteur se retrouve tout étonné d’avoir dévoré sans peine, doit d’ailleurs plus à Stendhal qu’à Dumas.
On peut penser que la liberté sexuelle de son héroïne y est aussi pour quelque chose. On reste aujourd’hui très agréablement surpris par la précision sensuelle des scènes d’amour et par cette recherche à la fois innocente et acharnée du plaisir. Les féministes de stricte observance elles-mêmes ne trouveraient pas grand-chose à redire à cette revendication permanente de Caroline à une jouissance féminine que certains hommes, qu’ils soient royalistes ou républicains, ont tendance à passer par pertes et profits. L’honnêteté doit cependant nous faire admettre que l’aristocrate garde tout de même un léger avantage dans l’art d’amener Caroline au septième ciel, ce en quoi il a bien du mérite tant la silhouette de la guillotine a vite fait, ici, de projeter son ombre sur l’alcôve parfumée. Quoique chez la jeune Caroline de Bièvre −et l’on retrouve de nouveau le tropisme stendhalien de Laurent, qui aime l’énergie chez ses héroïnes − un séjour à la Conciergerie en pleine Terreur peut donner des orgasmes inédits.
Au-delà des codes propres à ce genre de roman, d’ailleurs parfaitement maîtrisés par Jacques Laurent, il faut remarquer deux ou trois choses à propos de Caroline Chérie. D’abord l’idée qu’un best-seller ait pu avoir une telle qualité littéraire ne peut que rendre nostalgique d’une époque où le talent avait du succès et vice versa. Ensuite, si le roman multiplie galipettes et cavalcades, il se trouve que la reconstitution historique qui sert de toile de fond, couvrant la grosse décennie qui va de 1789 au début du Consulat, n’est pas moins remarquable. Enfin, le libertinage de Caroline nous apparaît aujourd’hui plus que jamais comme une attitude éminemment politique, une sorte d’antidote  aux fanatismes idéologiques. Il est vrai que Jacques Laurent sortait lui-même, quand il rédigea Caroline Chérie, d’une Occupation et d’une Libération qu’il avait pour sa part vécues d’abord et avant tout comme une guerre civile franco-française, encore une…[/access]

Juin 2013 #3

Article extrait du Magazine Causeur



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