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Emmanuel Todd, tout est pardonné!

Le penseur s’attaque au féminisme dans "Où en sont-elles?" (Éditions du Seuil, 2022)


Emmanuel Todd, tout est pardonné!
Emmanuel Todd © BALTEL/SIPA

Après nous avoir agacés pour des propos maladroits sur Charlie Hebdo ou les cathos, l’essayiste iconoclaste s’attaque au féminisme – lequel est désormais omniprésent dans la société et se fait… identitaire.


En pleine vague de néo-féminisme quelque peu hystérique, Emmanuel Todd tente d’insuffler un peu de raison en publiant aux éditions du Seuil une « esquisse de l’histoire des femmes » intitulée Où en sont-elles ?, à grand renfort de cartes et de tableaux statistiques.

Emmanuel Todd a le don de secouer les idées reçues et de proposer des pistes originales. Il nous a parfois exaspérés, notamment avec son Qui est Charlie, quand, revenant sur les manifestations du 11 janvier 2015, il avait voulu mettre sur le dos d’un catholicisme « zombie » – un concept toddien désignant des gens détachés du christianisme mais qui continueraient de le porter sans trop même s’en rendre compte – une réaction populaire saine et légitime, à la hauteur de l’émotion engendrée par la terrible série d’attentats.

Six années se sont écoulées et comme disait la Une de Charlie : « Tout est pardonné ».

Un trigger warning en introduction pour les lecteurs de Mona Chollet

Dans son dernier ouvrage, Todd prend le risque de se placer dans le camp conservateur, voire réactionnaire (au moins sur le plan conceptuel), en récusant les notions de genre et de patriarcat dans le sens entendu par les néo-féministes. Todd a gardé le don de présenter des notions pointues et complexes de manière presque toujours lisible, et de disséminer ici et là des idées provocatrices et paradoxales qui arracheront le sourire au lecteur récompensé d’avoir tenu le coup dans les dédales de la pensée toddienne. Attention tout de même, car avec ce sujet brulant, en plein sommet de la troisième vague féministe, l’auteur prend le risque d’agacer influenceuses, instagrameuses et autres professionnelles du hashtag agressif, qui ne se caractérisent pas par un très grand sens de l’humour. L’auteur donne parfois l’impression d’avancer avec prudence (« Nous vivons dans un monde saturé d’idéologie où les axiomes les plus évidents et raisonnables de la pensée ne sont plus admis alors que les postulats les plus délirants n’ont plus à être justifiés. Tel est le monde de l’hégémonie idéologique, qui peut faire du chercheur prudent un paria et de l’idéologue cinglé un représentant de l’Etat. A chaque pas, des portes ouvertes doivent être enfoncées, avec le sentiment étrange d’une prise de risque »), ponctuant son introduction d’une sorte de trigger warning  (« Je prie le lecteur d’accepter l’idée que s’il trouve dans ce livre une remarque ironique, une plaisanterie, bonne ou mauvaise, ou plus généralement quelque chose qui lui paraît une « prise de parti », ce sera seulement le parti de la recherche contre l’idéologie »).

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L’ouvrage de 400 pages réclame une relative aisance avec les travaux de l’historien et anthropologue. Continuateur du sociologue Frédéric Le Play, Emmanuel Todd ne s’éloigne jamais beaucoup de son dada que sont les structures familiales. En fonction de leur nature (nucléaires, souches, communautaires), le fonctionnement des familles entretient un rapport à l’autorité plus ou moins souple, et lors des héritages, un sens de l’égalité plus ou moins net, qui se répercute ensuite sur les choix politiques à l’échelle de la nation. Par exemple, si la prédominance de la famille nucléaire, à la fois égalitaire et libérale, dans le bassin parisien, a favorisé la Révolution française, la famille souche allemande a plutôt favorisé des régimes inégalitaires et autoritaires, notamment dans les moments de crise. S’il n’est pas évident (pour l’avoir testé) de convaincre grand-monde lors de discussions de comptoir en avançant que les structures familiales ont pu influer sur les choix politiques très différents des Français et des Allemands au cours des années 30, ces instruments donnent à Emmanuel Todd quelques coups d’avance, comme la prévision dès 1976 de la chute de l’URSS (qui lui a valu, en 1990, un passage chez Bernard Pivot, face à Georges Marchais) et l’imminence du Brexit dès 2014.

Féminisme civique, sexuel et identitaire

Emmanuel Todd distingue trois moments dans l’histoire du féminisme : un premier temps civique (l’aspiration à l’égalité civique et la longue lutte pour l’accès au suffrage, couronné fort tard en France) ; un deuxième temps, sexuel, qui coïncide avec mai 68 et permet l’accès aux moyens de contraception et à l’IVG ; un troisième temps, « identitaire », dont les effets les plus visibles se produisent maintenant mais qui est en gestation (si l’on ose dire) depuis les années 1980 avec l’ouvrage (« impénétrable ») de Judith Butler, Gender Trouble, d’importation américaine même si la France a inspiré le mouvement avec la fameuse French Theory). On pourrait nuancer toutefois cette distinction entre un deuxième temps vertueux et un troisième temps délirant : il n’y a qu’à se souvenir du SCUM Manifesto de Valerie Solanas, en 1968, qui promettait d’émasculer les hommes et qui avait tenté d’assassiner Andy Warhol. Si elle avait réussi son coup, son idéologie nous ferait à peu près autant horreur que Charles Manson et ses sbires. Cette troisième vague, qui se manifeste dans l’espace public par des campagnes d’affichage dénonçant les féminicides, semble marquer le paroxysme d’un antagonisme entre hommes et femmes. Aux yeux d’Emmanuel Todd, le plus gros du travail a été fait, et l’on assiste actuellement en réalité davantage à une « accentuation d’un statut des femmes plutôt élevé plutôt qu’[au] renversement d’un « ordre patriarcal », dont le principal inconvénient épistémologique est de ne jamais avoir existé. Todd aurait pu citer Tocqueville, qui avait établi ce paradoxe : « Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil, mais quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande ».

Marche « contre les féminicides, les violences sexistes et sexuelles « , à l’initiative du collectif NousToutes, Paris, 23 novembre 2019. © Elko Hirsch / Hans Lucas / AFP.

Il est vrai que nous n’avons pas forcément attendu Emmanuel Todd pour ne pas être très convaincus par les notions de patriarcat et de genre. Il a au moins le mérite de remettre un peu les pendules à l’heure sur le plan conceptuel. Le mot « patriarcat » a fait une entrée fracassante dernièrement dans le vocabulaire, sans que l’on s’inquiète de son sens premier. Le mot apparaît déjà chez Le Play pour désigner un type spécifique de famille, notamment russe, mais il est devenu un joli fourre-tout pour désigner une prétendue domination masculine dans toutes les sociétés, parmi tous les systèmes familiaux, sans distinguer entre des espaces qui ont favorisé très tôt une émancipation des femmes (France, Etats-Unis) et d’autres espaces, par exemple arabo-musulman, qui ont surtout favorisé mariages arrangés entre cousins et cousines. L’invocation de ce patriarcat à tout bout de champ rappelle ces mauvaises copies d’élèves de secondes qui commencent par « de tous temps les hommes… ». Quant au genre, il est utilisé pour nier toutes différences biologiques entre hommes et femmes, et pour prendre la place du mot « sexe » ; Todd a du mal à ne pas voir l’effet d’un puritanisme protestant « zombie » bien content d’évacuer du vocabulaire un mot qui renvoie à l’appareil génital. Du christianisme zombie, Todd en voit un peu partout, y compris chez les transgenres, dont le goût pour l’automutilation génitale n’est pas sans rappeler certains des Pères de l’Eglise qui avaient pris au pied de la lettre la parole de Jésus : « Il y a des eunuques qui se sont faits eux-mêmes eunuques pour le royaume des cieux ».

Girl power

Dans ce néo-féminisme, Todd distingue une double tentation contradictoire : d’un côté, il veut croire « en l’existence d’essences intangibles de l’homme et de la femme passées en mode antagoniste » et en même temps, il est tenté de dépasser ledit antagonisme « par la possibilité de revendiquer un autre « genre » que le sien » et le refus de la binarité. Dans cette vague féministe, tout est « construction sociale », jusqu’à la ménopause, d’après une certaine Cécile Charlap, dont le livre La Fabrique de la ménopause a été publié aux éditions du CNRS en 2019. Toujours à l’affut de nouvelles pistes, Todd propose au lecteur de creuser le sujet « des problèmes de prostate comme construction sociale ». Il propose surtout de passer à la quatrième vague du féminisme : un féminisme qui traiterait les femmes en adultes sociales plutôt qu’en victimes.

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Todd lance dans son ouvrage quelques pistes intéressantes. Il constate d’abord que l’émancipation des femmes et leur arrivée à des postes importants n’est pas un processus qui se réalise sous nos yeux, mais une chose déjà bien entamée : dès 1968, le nombre de bachelières dépassait le nombre de bacheliers ; des corps de métiers entiers se sont largement féminisés, comme l’enseignement, les sciences humaines et sociales, le journalisme et la justice. Cette arrivée massive des femmes à des postes importants coïncide selon Todd avec l’émergence d’un « néo-libéralisme » et d’une inaptitude à la prise de décision politique tranchée, qu’il n’impute pas forcément aux seules femmes mais un peu quand même, quitte à remonter aux temps ancestraux pour distinguer des hommes chasseurs, plus ou moins collectivistes parce qu’obligés de partager la viande (qui serait rapidement perdue sinon) et des femmes cueilleuses à la fois altruistes à l’égard de leurs enfants et moins sensibles au collectif parce que jalouses d’abord de la survie du foyer. Est-on très loin du fameux « les femmes n’incarnent pas le pouvoir » cher à Eric Zemmour ? Il ne faudrait quand même pas minorer la capacité des femmes à prendre des décisions en politique : Margaret Thatcher savait dire « no no no » et ne s’était pas laisser impressionner par les généraux argentins, machos à grosses moustaches.

Todd n’hésite pas à faire de longs détours par les hommes (et les femmes) des cavernes pour étayer son propos, et même par nos cousins chimpanzés, qui ne partagent pas vraiment notre monogamie (même tempérée par l’adultère) et cherchent surtout à écraser « la concurrence masculine pour répandre [leur] sperme, engendrer le maximum d’enfants qu’il ne connaîtra ni n’élèvera ». Messieurs, au prochain reproche de votre femme ou de votre compagne, n’hésitez pas à rappeler à quel point elle aurait pu tomber sur pire.

N’enlevons pas trop la part d’humanité qu’il y a dans le singe tout de même ; Cioran disait : « Au zoo. Toutes ces bêtes ont une tenue décente, hormis les singes. On sent que l’homme n’est pas loin ».  

À l’aide de ses marottes habituelles (structures familiales, différences de conceptions métaphysiques en fonction des religions), Todd propose un éclairage original qui nous change un peu des sentiers battus actuels, heurtant le politiquement correct sans tomber dans le délire inverse. On se demande si l’on est plus dérouté lorsqu’il arrive à une conclusion qui conforte nos propres intuitions mais par un cheminement particulièrement capillotracté, ou lorsqu’il bouscule nos idées reçues à l’aide d’un raisonnement emballant.

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Professeur démissionnaire de l'Education nationale

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