Accueil Édition Abonné Novembre 2021 De quoi Zemmour est-il le prénom?

De quoi Zemmour est-il le prénom?

Que sait-on vraiment des prénoms des descendants d’immigrés en France?


De quoi Zemmour est-il le prénom?
Débat entre Éric Zemmour et Michel Onfray au Palais des congrès de Paris, 4 octobre 2021 © WITT/SIPA

Éric Zemmour n’en démord pas: face à l’explosion du nombre de prénoms arabes donnés en France, il faut imposer aux nouveau-nés des prénoms français. L’auteur de La France n’a pas dit son dernier mot envisagerait de rétablir la loi napoléonienne du 1er avril 1803 encadrant les prénoms, abrogée en 1993. La vague continue d’immigration en provenance du monde arabo-musulman alimente une perpétuelle « première génération ». Cela se constate à travers les prénoms non francisés que les nouveaux arrivants donnent à leurs enfants. Un phénomène grandissant qui ne touche pas seulement la France. Mais que sait-on des prénoms des descendants d’immigrés en France ?


Les Français, immigrés ou non, doivent-ils attribuer à leurs enfants des prénoms français pour s’assimiler et promouvoir l’unité de la nation ? La loi doit-elle les y contraindre ? Avant de se faire une religion sur cette question, voici quelques faits qu’il faut connaître, sur les prénoms attribués en France depuis un siècle et, particulièrement, sur les prénoms actuellement portés par les immigrés et leurs descendants.

Combien de prénoms attribués aux nouveau-nés en France sont des prénoms « arabo-musulmans » ?

Une chute vertigineuse des prénoms français entamée dans les années 1950

Depuis 1900, de moins en moins de prénoms attribués en France sont « français » : la chute est spectaculaire, de 93 % en 1900 et en 1950 à… 29 % en 2019. Parallèlement, de plus en plus de prénoms attribués sont « latins » (de 0 % en 1900 à 7 % en 2019) ou encore « internationaux ou anglophones », comme « Patrick » et « Patricia » (de 3 % en 1900 à 20 % en 2019). D’autres prénoms sont « inclassables » (de 3 % en 1900 à 26 % en 2019), comme les prénoms masculins « Lilo » et « Lyam » ou les prénoms féminins « Elea » et « Lya ». Enfin, de plus en plus de prénoms sont aussi « arabo-musulmans », comme « Mohamed » et « Fatima » : 0 % dans les années 1900, 1 % dans les années 1950, ils sont 10 % dans les années 2000 et 14 % en 2019 (voir notre graphique). Les autres prénoms, plus rares, sont d’« autre Europe » (comme « Dimitri » et « Ingrid »), « africains » (comme « Mamadou » et « Aminata »), ou « asiatiques » (comme « Louane »).

C’est quoi, un prénom « français » ?
Si l’on veut compter, parmi les naissances, les prénoms « français » et « arabo-musulmans », il faut d’abord catégoriser ces prénoms. Et savoir distinguer ce qu’est un prénom français. Depuis le xiie siècle, ce sont les prénoms donnés par les locuteurs de langue française, qui sont le plus souvent issus du prénom d’un personnage du Nouveau Testament ou du prénom d’un saint ou martyr chrétien, comme Sébastien et Catherine. Leur origine étymologique peut être très variée, notamment hébraïque, grecque, latine, germanique ou celtique. De leur côté, les prénoms « latins » sont ceux qui sont attribués par les locuteurs des langues italienne, espagnole et portugaise, comme Enzo et Sabrina.
Enfin, j’appelle « arabo-musulman » un prénom attribué par les locuteurs de la langue arabe, ainsi qu’un prénom attribué par des populations non arabophones mais de religion musulmane. Au Maghreb, depuis les environs du viie siècle, la plupart des prénoms attribués sont des noms communs, des adjectifs ou des verbes de la langue arabe elle-même, dont la signification est compréhensible par les arabophones. L’origine étymologique dominante des prénoms « arabo-musulmans » est arabe, même si elle peut aussi être hébraïque (Ibrahim, Moussa), berbère ou turque, voire persane (comme Yasmine)

On observe au passage que, même avant 1993, des proportions non négligeables de prénoms attribués n’étaient pas « français », mais « latins », « internationaux ou anglophones », « inclassables » ou même « arabo-musulmans ». Ainsi en 1980, 25 % des prénoms attribués ne sont pas « français », ce qui indique que la loi de 1803, qui prescrivait d’attribuer aux nouveau-nés exclusivement « les noms en usage dans les différents calendriers, et ceux des personnages connus de l’histoire ancienne », n’était plus vraiment appliquée.

Les prénoms portés par les habitants en 2008

En 2019, l’Institut national d’études démographiques (INED) publiait une étude qui a fait grand bruit, parce qu’elle montrait qu’en France métropolitaine en 2008, les deux prénoms les plus fréquemment portés par les petits-fils d’immigrés du Maghreb étaient « Yanis » et « Nicolas ». Exemple saisissant d’assimilation par le prénom ! Simplement, comme je l’ai démontré dans un document publié sur le portail scientifique HAL, ces résultats sont faux : ils confondent immigrés du Maghreb et pieds-noirs ! (Voir l’article de Michèle Tribalat qui confirme ces conclusions).

En 2008, parmi les habitants âgés de 0 à 60 ans, moins d’un tiers des personnes originaires d’Europe du Sud, d’Afrique noire ou d’Asie portent un prénom spécifique à leurs origines. En revanche, 79 % des immigrés et descendants d’immigrés du Maghreb et de Turquie portent un prénom « arabo-musulman ». Non seulement les immigrés du Maghreb et de Turquie ne francisent que rarement leur prénom, mais en outre leurs descendants continuent largement de se voir attribuer des prénoms spécifiquement « arabo-musulmans ».

A ne pas manquer, notre grand dossier de novembre sur Eric Zemmour

Plus généralement, l’origine religieuse des habitants en France continue de déterminer fortement le type de prénom qu’ils portent : la majorité des habitants d’origine chrétienne (82 %) ou juive (59 %) ou sans origine religieuse (75 %) portent un prénom « français », tandis que la plupart des habitants d’origine musulmane portent un prénom « arabo-musulman » (73 %), plutôt que « français » (4 %).

Les immigrés du Maghreb et de Turquie et leurs descendants continuent donc – beaucoup plus que les autres immigrés – à attribuer des prénoms spécifiques à leurs origines, plutôt que des prénoms « français ». S’agit-il là d’un phénomène propre à la France ? Non : les immigrés pakistanais au Royaume-Uni et les immigrés turcs en Allemagne continuent eux aussi d’attribuer à leurs descendants des prénoms « arabo-musulmans ». Par exemple, parmi les immigrés en Allemagne des années 1980 aux années 2000, 90 % des immigrés de Turquie attribuent à leurs enfants des prénoms spécifiques, contre 43 % des immigrés d’ex-Yougoslavie et 35 % des immigrés d’Europe du Sud (Italie, Espagne et Portugal).

Les prénoms des enfants d’immigrés du Maghreb

En 2008, les prénoms des enfants d’immigrés du Maghreb diffèrent peu des prénoms de leurs parents.

Certes, les prénoms les plus portés par les filles d’immigrés du Maghreb sont moins exclusivement « arabo-musulmans » que ceux de leurs frères. En témoignent des prénoms comme « Sarah » et « Myriam » (prénoms d’origine hébraïque qui peuvent être considérés comme arabes, mais aussi comme français), « Nadia » (« qui appelle » en arabe, et « espoir » dans des langues slaves) ou « Inès » (prononciation dialectale du prénom arabe « Īnās » qui signifie « amabilité », mais aussi forme française d’un prénom espagnol). Mais au total, le contraste avec les prénoms des enfants d’immigrés d’Europe du Sud reste frappant : alors que les enfants de ceux-ci n’ont que rarement reçu des prénoms « latins » et ont même massivement reçu des prénoms « français », les enfants d’immigrés du Maghreb ont largement reçu des prénoms spécifiques « arabo-musulmans » et n’ont que rarement reçu des prénoms « français ».

Zoom sur les prénoms « arabo-musulmans »
La très grande majorité des prénoms les plus portés par les immigrés du Maghreb sont des prénoms « arabo-musulmans » d’étymologie arabe, comme « Mohamed », « Ahmed », « Rachid » ou encore « Fatima », « Khadija » et « Samira ».
Les prénoms les plus portés par les immigrés du Maghreb sont de trois grands types.D’abord, des prénoms coraniques d’origine arabe, comme « Mohamed » (le très loué, du nom du prophète de l’islam) et « Ahmed » (le plus loué, autre nom du prophète). Les prénoms coraniques peuvent aussi être d’origine hébraïque, comme « Brahim » ou « Meriem ». D’autres prénoms religieux contiennent le nom de Dieu, comme « Abdellah » (serviteur de Dieu).
Ensuite, des prénoms arabes de proches ou successeurs du prophète Mohamed, comme « Rachid » (de bon conseil, le pluriel désignant les quatre premiers califes « bien-guidés »), « Ali » (cousin et gendre du prophète et quatrième calife), « Fatima » (fille du prophète, épouse du quatrième calife) et « Khadija » (première épouse du prophète).
Enfin, des prénoms profanes d’origine arabe comme « Khalid » (éternel), « Mourad » (vœu), « Samira » (compagne de discussion du soir), « Malika » (reine) et « Zohra » (fleur en floraison)

Les prénoms des petits-enfants d’immigrés du Maghreb

En 2008, la plupart des petits-fils d’immigrés du Maghreb continuent de porter un prénom « arabo-musulman » comme « Karim » (généreux), « Nassim » (brise) ou « Farès » (chevalier). En revanche, les petites-filles d’immigrés du Maghreb portent des prénoms beaucoup plus diversifiés, et notamment des prénoms « passe-partout », c’est-à-dire des prénoms qui ne sonnent pas trop arabe tout en pouvant passer pour l’être. C’est le cas de « Sarah », « Myriam » et « Inès », que nous avons déjà évoqués, mais aussi de « Lina » (douce), « Célia » (« consolée » en arabe, mais aussi forme anglaise et espagnole d’un nom de famille latin qui signifie « ciel »), « Lilia » (« nocturne » en arabe, mais aussi forme italienne et espagnole d’un prénom d’origine latine qui signifie « lys ») et « Sabrina » (forme française d’un prénom latin, mais dans laquelle une oreille arabe pourrait reconnaître « sabr », « patience »).

Pourquoi les petits-fils d’immigrés du Maghreb se voient-ils attribuer des prénoms typiquement « arabo-musulmans » plus souvent que les petites-filles ? La raison n’est pas parfaitement claire, mais le fait que les fils héritent, plus que les filles, de prénoms traditionnels n’est pas spécifique aux descendants d’immigrés du Maghreb ni à la France actuelle. On retrouve cela chez de nombreuses minorités linguistiques ou religieuses, en Occident et ailleurs, aujourd’hui comme dans le passé. Pour expliquer ce phénomène, on avance parfois que les fils seraient chargés de transmettre le patrimoine et l’identité familiale, ainsi que le nom de famille. Par contraste, le choix du prénom aurait, pour les filles, des motifs plus esthétiques, de mode et de distinction, qui conduisent à enrichir le stock de prénoms attribués. Des recherches seraient toutefois bienvenues pour examiner cette hypothèse.

A lire aussi, Michèle Tribalat: Affaire INED: les aventures des petits Nicolas

Quand on passe des immigrés du Maghreb à leurs enfants et à leurs petits-enfants, les prénoms coraniques ainsi que les prénoms de proches ou successeurs du prophète Mohamed deviennent moins nombreux, et sont pour partie remplacés par des prénoms arabes profanes, voire par des prénoms « passe-partout » chez les petites-filles, comme nous l’avons vu plus haut. Mais les prénoms les plus portés par les petits-fils d’immigrés du Maghreb ne comportent aucun prénom « français » non ambigu comme « Gabriel », « Lucas » ou « Louis »… Une situation très différente de celle des descendants d’immigrés d’Europe du Sud ou d’Asie. Il s’agirait donc d’une stratégie consistant à permettre l’intégration sans l’assimilation – surtout pour les filles –, ou à permettre de conserver une distinction culturelle sinon religieuse – particulièrement pour les garçons.

Quant à « Mohamed », prénom porté par 10 % des hommes immigrés du Maghreb, il n’est plus porté que par 4 % de leurs fils et 1 % de leurs petits-fils. Alors, comment expliquer que ce prénom soit de plus en plus attribué en France dernièrement ? (Selon le fichier Insee des prénoms, on est passé de 0,1 % du total des naissances masculines dans les années 1950 à 1 % de nos jours.) La raison est que les vagues d’immigration maghrébine en France, d’abord dans les années 1960 et 1970, puis de nouveau depuis les années 2000, ont accru le nombre d’immigrés susceptibles d’attribuer ce prénom. Autrement dit, si « Mohamed » fait depuis 2018 partie des 20 prénoms masculins les plus attribués chaque année en France, ce n’est pas parce que les fils et les petits-fils d’immigrés du Maghreb se voient attribuer ce prénom autant que leurs aïeux, mais parce que les immigrés du monde musulman sont plus nombreux que jamais. Ainsi, l’étude des prénoms permet de constater que les flux migratoires en provenance du monde musulman continuent d’alimenter les rangs de la « première génération » en France.

Top 10 des prénoms des petits-enfants d’immigrés du Maghreb, en France en 2008
 
Garçons
1 Karim (6,3 %)
2 Nassim (5 %)
3 Farès (5 %)
4 Mourad (3,5 %)
5 Yanis (2,5 %)
6 Mehdi (2,3 %)
7 Kevin (1,5 %)
8 Yacine (1,4 %)
9 Ilyès (1,3 %)
10 Rayan (1,3 %)
 
Filles
1 Sarah (6,1 %)
2 Sophia (3,8 %)
3 Lina (3,1 %)
4 Sabrina (2,9 %)
5 Inès (2,8 %)
6 Sofia (1,9 %)
7 Célia (1,7 %)
8 Leila (1,4 %)
9 Myriam 1,3 %)
10 Anaïs (1,1 %)
Lecture : le prénom masculin le plus porté par les petits-fils d’immigrés du Maghreb est « Karim », porté par 6,3 % d’entre eux.
Source : J-F Mignot, « Prénoms des descendants d’immigrés en France : essai de reproduction d’un article scientifique », 2021, p. 38 ; enquête TeO



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