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Ernst Jünger, orages d’encre

À la recherche d’Ernst Jünger perdu


Ernst Jünger, orages d’encre
Ernst Jünger, juin 1993 © Leonardo Cendamo/Leemage

Les documentaires sur Ernst Jünger que diffuse actuellement Arte révèlent à quel point persistent à son sujet les malentendus plus ou moins intéressés. Oui, il a été pétri de chevalerie teutonne. Non, il n’a pas été un intellectuel du nazisme, il a même participé au complot contre Hitler en juillet 1944. Saisir la complexité de ce grand écrivain demande un petit effort.


Pas d’heure pour les braves ! À l’usage des insomniaques et autres nyctalopes, dans la nuit du 5 octobre Arte diffusait, coup sur coup, signés tous deux du même réalisateur, Falko Korth, des documentaires où l’immense écrivain Ernst Jünger (1895-1998) tenait une place de choix. Le premier, à l’approche de minuit, est un inédit qui a pour titre : Le Pen, Jünger et la Nouvelle Droite. Curieuse façon d’instrumentaliser post mortem la haute figure de Jünger, pour la réduire à un pur jalon idéologique. Lui succédait le second opus, millésimé 2019 – une rediffusion, donc, centrée sur L’Écrivain Ernst Jünger – c’est le titre. Orné toutefois d’un sous-titre passablement emphatique : « dans les tréfonds de l’Histoire ». Vivent les raccourcis. On peut utilement revoir le film sur arte.tv jusqu’au 3 novembre. Mais puisque – élections obligent – l’Europe vit à l’heure allemande, c’est surtout l’occasion, pour Causeur, de célébrer les mânes d’un très grand monsieur bien malmené par la postérité.

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Le malentendu

De fait, sur Jünger, à dessein ou faute de prendre la peine de le lire en entier, le malentendu n’en finit pas d’être exploité. L’homme s’éteint paisiblement à près de 103 ans – un âge qui autorise à avoir eu plusieurs vies. Or ses contempteurs – à l’instar, parfois, de ses fervents admirateurs eux-mêmes – s’emploient à le tirer par la manche : ils trient, lui arrangent un portrait opportunément adapté à leurs vues. Ce, sans jamais restituer ce titan des lettres germaniques, non seulement à sa fantastique longévité, mais aussi à sa complexité. Quel rapport, en effet, entre ce fils de bon bourgeois (son père, chimiste, avait fait fortune dans la pharmacie) qui, mauvais élève mais lecteur boulimique, s’engage à 16 ans dans la Légion étrangère, avant de se ruer en tête brûlée dans la Grande Guerre, et le patriarche entomologiste et transhumant, collectionneur de sabliers et de coléoptères ? Entre le néo-nationaliste de l’entre-deux-guerres et l’officier mondain, francophone et francophile qui, sous l’Occupation, passe, en uniforme, du Raphaël où il a son logement de fonction à son bureau du Majestic, non sans vouer au Führer et à son régime un mépris et une haine inextinguibles ?

Lorsqu’en 1982, le prix Goethe vient couronner son œuvre, verts et socialistes d’outre-Rhin se drapent dans le même manteau de l’indignation. Aujourd’hui encore, beaucoup s’acharnent à ne voir en lui que le fourrier intellectuel du nazisme. Il serait temps d’appréhender Ernst Jünger de façon moins sommaire. Et de reconnaître, au-delà du hiératisme cristallin de son écriture, sa vraie grandeur dans la tragédie du xxe siècle.

Reprenons. L’adolescent Jünger est un chien fou qui déteste l’école. Élève turbulent et médiocre, mais déjà lecteur boulimique autant que sportif, il s’inscrit avec son frère cadet Friedrich-Georg dans les Wandervogel, version germanique d’un scoutisme épicurien. C’est en jouant de ses relations que son géniteur parviendra à faire rapatrier depuis Oran et Sidi Bel Abbès son rejeton légionnaire, et à ramener l’adolescent fugueur au bercail – Jünger racontera cette aventure dans Jeux africains. Survient l’ordre de mobilisation générale. Ernst, bac en poche mais ravi d’esquiver les études, se porte illico volontaire. Versé au 73e régiment de fusiliers, le fantassin de 19 ans se cultive, dixit son attentif biographe Julien Hervé, « avec la ferveur brouillonne des autodidactes », entre plaisirs bachiques et pilonnages de tranchées. Quatre ans de Feux et Sang – pour reprendre l’un de ses titres. Très loin de caractériser une posture idéologique, le combat est alors pour lui une « expérience intérieure » fondatrice, qu’il transcrit dans ses carnets, où sa vocation d’écrivain est en germe (cf. Le Boqueteau 125). Quatorze fois blessé au cours de la Grande Guerre, bien moins nationaliste alors que lansquenet pétri de morale chevaleresque et plein d’appétit belliqueux, le sous-officier Jünger reçoit, à 23 ans, l’ordre « Pour le mérite », soit la plus haute, ancienne (et rare) distinction prussienne. Avec la publication d’Orages d’acier (livre qu’il ne cessera de remanier au fil d’éditions successives), Jünger, déjà auréolé de gloire militaire, se fait un nom.

Prenant ses distances avec le concept de « profils aryens », il a compris de bonne heure la nature criminelle du régime nazi

Dans le ressentiment des anciens combattants allemands à l’endroit d’un traité de Versailles qui rassasie l’humiliation de la défaite, on méconnaît souvent un trait capital : tandis qu’à la Victoire un tiers du territoire français est anéanti, l’Allemagne, elle, reste physiquement intacte. Des morts par millions, pour en arriver là ? L’amertume est lourde. Elle exacerbe le nationalisme véhément du Jünger des années 1920. Il quitte d’ailleurs l’armée dès 1923, pour entreprendre des études de philosophie et de zoologie à Leipzig. Il se fiance avec Greta von Jeinsen – fiançailles qui dureront quatre ans ; il est vrai que la jeune fille en avait 16. Ainsi divorcé des armes, mais marié à 27 ans (avec celle qu’il nomme « Perpetua », dans ses livres), le héros de 14-18 voyage (Naples, Marseille) et entame une carrière de journaliste engagé : « il faut fonder intellectuellement les quatre piliers du nationalisme moderne : l’idée nationale, l’idée sociale, l’idée guerrière et l’idée dictatoriale », écrit ainsi en 1926 le prestigieux collaborateur des revues Arminius, Der Vormarsch, etc. Au tribun Hitler, il envoie son livre Feu et Sang. Il se lie avec le jeune Ernst von Salomon (le futur auteur du célèbre Questionnaire), mais fréquente aussi bien le marxiste Ernst Niekisch. Lequel dira de son ami : « Il fait partie de ces rares hommes incapables de bassesse. Celui qui pénètre dans la sphère où il vit entre en contact avec une dure et froide sincérité, une sobre et sévère objectivité, et surtout un modèle d’intégrité humaine. »

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A l’écart du régime nazi

Cela n’empêche pas l’éternel quiproquo : quoi qu’en pensent ceux à qui il ne viendrait jamais à l’esprit de reprocher rétrospectivement à Sartre et à Beauvoir d’avoir été de fervents staliniens ou de s’être amourachés du satrape Fidel Castro, Jünger n’aura jamais cessé, dans ces années de formation intellectuelle, de marcher droit. Prenant ses distances avec le concept de « profils aryens », il a compris de bonne heure la nature criminelle du régime nazi. Dès la prise de pouvoir du Führer, il fait profil bas, quitte Berlin, voyage – Baléares, Dalmatie, Norvège, Brésil, Canaries, Rhodes et même Paris –, se réfugie bientôt dans des patelins discrets : Goslar, puis Kirchhorst, non loin de Hanovre. Il refuse l’offre de Goebbels d’entrer au Reichstag comme député national-socialiste, se défausse de l’invitation d’Hitler à parader à ses côtés dans les martiales cérémonies de Nuremberg, vient systématiquement en aide à ses amis juifs persécutés… Très tôt, ses relations avec le Parti s’enveniment. Au point que la police met son appartement sous surveillance, jusqu’à le perquisitionner : en cause, ses « mauvaises fréquentations » littéraires.

Dès 1933, il est contraint de jeter du lest : quantité de feuillets compromettants partent en fumée. Deux traits majeurs du nazisme le hérissent : son légalisme faux-derche, son antisémitisme doctrinaire. Le Travailleur (Der Arbeiter), son grand-œuvre des années 1930 au façonnage duquel Jünger s’attelle cinq années durant, passe encore aux yeux de ses détracteurs pour une apologie du national-socialisme. Cet essai permettra d’instruire durablement, à ses dépens, les plus invraisemblables contresens. Dans le documentaire d’Arte évoqué plus haut, la critique littéraire Iris Radisch ne s’en prive pas, faisant de Jünger un antisémite sans autre forme de procès. Et ignorant bien sûr qu’à la même époque, à distance du rationalisme nihiliste dont cet essai magistral n’est jamais que le froid déchiffrement, s’ébauche déjà chez l’écrivain la féconde veine écologique dont il ressourcera son vieil âge.  

Certes, compter Heidegger (les deux célébrités ne se rencontreront qu’après-guerre) au nombre de ses admirateurs précoces, voilà qui, pour notre si bien-pensante postérité, n’arrange pas le cas Jünger. Prudence étant mère de sûreté, Jünger refusera à bon escient jusqu’en 1994 que Le Travailleur soit traduit en français ! Cet essai, d’une plume souveraine et glacée, expression d’une mutation où le Type remplace l’individu sous l’assignation de la civilisation technicienne, ne préfigurait pourtant aucun programme politique. Fait significatif, à sa sortie la presse d’extrême droite reproche à l’ouvrage de n’intégrer nulle part la donnée raciale. Serait-ce donc un livre… « bolchevique » ? Une dame critique énonce charitablement que l’auteur se rapproche « dangereusement de la zone où l’on mérite une balle dans la tête » (sic). Nous ne sommes encore qu’en 1931 ! En 1939, le roman Sur les falaises de marbre déploiera la fresque allégorique du Léviathan nazi. La face honnie d’Hitler y apparaît sous les traits immondes de « Kniebolo », et ses sbires se voient désignés sous le nom de « lémures ».

Ernst Jünger à Marrakech (Maroc), février 1977. ©Francois Lagarde/Opale/Leemage

Quand, promu capitaine, Jünger participe à la campagne de France, il ne songe plus qu’à épargner civils et monuments (à Laon, en particulier). L’armistice conclu, le voilà appelé à l’état-major parisien. Au spectacle de l’étoile jaune et des exactions de la SS, il est « pris de dégoût à la vue des uniformes, des épaulettes, des décorations, des armes, choses dont j’ai tant aimé l’éclat ». « Nous tenons, écrit-il encore, nos réunions dans le ventre du Léviathan et cherchons de plus à garder notre attention et notre cœur disponibles pour ceux qui sont faibles et sans protection. »

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Lui a-t-on assez reproché d’avoir été un mondain gourmet vêtu en vert-de-gris, passant (hors quelques semaines sur le front russe, dans le Caucase, en 1942) du salon de Florence Gould à l’atelier de Picasso, de chez Maxim’s au restaurant du Ritz, des emplettes bibliophiles aux conciliabules avec Jouhandeau, Cocteau, Guitry, Morand, Léautaud, Green ou Giraudoux ; et même – impardonnable ! – avec Céline, qu’il appelle Merline dans son Journal, et dont les diatribes le terrifient. Dans le plus grand secret, dès 1941, au risque de sa vie, Jünger rédige La Paix, texte qui en appelle à une Europe sans État-nation. Il a, Dieu merci, un coffre-fort où mettre ses manuscrits à l’abri des fouineurs. En 1944, il arrachera Ernstel, son fils de 17 ans, incarcéré pour propos défaitistes, aux griffes de la Gestapo. Libéré sous la condition de filer au front, l’adolescent sera tué presque aussitôt, dans les marbres de Carrare, par des partisans transalpins. Après la guerre, comme Jünger ne consent point à se soumettre au questionnaire de « dénazification », lui qui a pourtant été étroitement lié aux conjurés de l’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944 et qui n’a échappé à la dénonciation que par un pur miracle, sera encore accusé d’avoir favorisé le régime : le voilà interdit de publication pendant quatre ans.

L’équivoque perdure. Certes, à l’extrême soir de sa vie, Jünger a bel et bien déposé les armes : promu fétiche de l’idylle franco-allemande sous la bannière – ô ironie ! – de la social-démocratie, reçu et visité par sommités et chefs d’État (entre autres le couple Kohl-Mitterrand), néo-rural avant l’heure jardinant son ermitage de Wilflingen, en pays souabe où, à partir de 1951, il est simple locataire de la maison du Grand Forestier qui fait face au château des Stauffenberg. Le vieux et fringant voyageur marié en secondes noces en 1962 à une érudite archiviste prénommée Liselotte (qu’il surnomme affectueusement « le Taurillon » dans sa prose) se porte désormais, avec ou sans elle, aux quatre coins du globe (cf. les épais volumes de Soixante-dix s’efface).

D’Ernst Jünger on ne lit pas – ou pas assez – son œuvre de maturité : en particulier l’extraordinaire diptyque d’anticipation Héliopolis et Eumeswil, deux grands romans qu’il serait bienvenu de réévaluer. La figure du rebelle (cf. le Traité du rebelle) le cède à celle de l’« arnaque » (au masculin, s’il vous plaît) – qui est, en quelque sorte, à l’anarchiste ce que le monarque est au monarchiste : l’arnaque règne avant tout sur lui-même, en observateur aguerri, circonspect et distancié du monde tel qu’il va. Jamais plus Jünger ne se mêlera de politique. Fasciné par les marchés et les cimetières, ouvert, dans la tradition baudelairienne, aux expériences sous psychotropes ( LSD, mescaline, haschich… cf. Approches, drogues et ivresses), ce contemplateur itinérant, écologiste avant la lettre dont les claires intuitions annoncent l’anthropocène, plus adepte de « chasses subtiles » aux papillons qu’amateur de musées, ce mélodiste de la langue (au passage, singulièrement peu mélomane pour un Germain), s’alarme, le grand âge venu, du naufrage des séculaires civilisations archaïques, du bétonnage envahissant, de l’obscénité du tourisme de masse, de l’enlaidissement de la planète, et enfin de voir les combats entre nations progressivement remplacés par des formes larvées de guerre civile. En somme, c’est bien l’ère du Travailleur qui est advenue.

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« Je me suis toujours abstenu d’implorer Dieu : il m’en a su infiniment gré », plaisantait-il. Il s’éteint, quoi qu’on en ait dit, moins catholique convaincu que plus sensiblement tenté par un polythéisme immémorial. Même si mourir à 102 ans mérite bien une messe.


À lire : Julien Hervier, Ernst Jünger : dans les tempêtes du siècle, Fayard, Paris, 1994.

Et tout Jünger, bien sûr.

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Octobre 2021 – Causeur #94

Article extrait du Magazine Causeur




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