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Tunisie, an II


Tunisie, an II

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« Modernistes » : quand on demande à des Tunisiens comment ils qualifieraient les partis laïques, tous, y compris les islamistes, s’accordent sur le même terme. Dans les années 1990, la rue algérienne ironisait sur les « démocrates ». Avec des guillemets. Cette nuance lexicale est peut-être moins anecdotique qu’il n’y paraît. Elle montre que les laïques, même quand ils combattent les « Frères » (Ennahda est la branche tunisienne des Frères musulmans), ne leur dénient pas la qualité de démocrates. Du reste, la sémantique reflète la politique puisque la ligne de partage entre gouvernement et opposition ne recoupe pas le clivage islamistes/laïques, trois partis, dont celui du Président Moncef Marzouki et Ettakatol, seule formation tunisienne à faire partie de l’Internationale socialiste, ayant rejoint les islamistes au gouvernement.
Après les élections d’octobre 2011, où Ennahda était arrivé en tête avec 35 % des voix, nombre d’observateurs s’étaient émus ou indignés de cette alliance qu’ils jugeaient contre-nature, estimant qu’il aurait fallu appliquer à Ennahda la tactique du cordon sanitaire qui a eu en France les heureux résultats que l’on sait avec le Front national. Pourtant cette configuration qui contraint les islamistes à participer aux combinazione de la vie parlementaire permettra peut-être à la Tunisie d’être le laboratoire dans le monde arabe d’un islamisme à visage humain.
Tous démocrates, donc (même ceux dont on soupçonne qu’ils ne le seront pas toujours) et, dans la foulée, ce qui est plus important encore, tous Tunisiens. Cela ne règle pas tout, sans doute, mais cela exclut le scénario d’une guerre civile. Il y a bien deux Tunisie qui s’ignorent ou s’affrontent.[access capability= »lire_inedits »] Mais à en croire Zyed Krishen, le directeur de Maghreb, un quotidien en langue arabe né dans la foulée du Printemps tunisien « ce n’est pas le Liban des années 1970 ni l’Algérie des années 1990, plutôt la France des années 1950 ». Comme on ne voit ni gaullistes, ni communistes à l’horizon, cette phrase un peu énigmatique fait sans doute référence à la réconciliation nationale.
Professeur de physique et veuve d’un ministre de l’Education de Ben Ali, Faouzia Charfi a assisté, dans les années 1980, à la poussée islamiste dans les facs sur fond de répression brutale. Aujourd’hui, elle ne cache pas son inquiétude: « Depuis deux ans, Ennahda s’est par exemple attaqué à la petite enfance, un secteur délaissé par l’Etat. Et maintenant, dans certains jardins d’enfants, on sépare les filles des garçons et on leur fait réciter des sourates ». Au sein de l’élite, beaucoup restent convaincus que, malgré les discours apaisants de ses dirigeants, et les nombreuses concessions de Rached Ghannouchi, le leader historique rentré de son exil londonien, Ennahda n’a pas abandonné son projet d’islamiser la société et de la soumettre à la charia. Il est vrai que Ghannouchi lui-même a multiplié les appels du pied aux extrémistes regroupés dans les Comités de protection de la Révolution, sortes de milices de quartiers: « Vous êtes l’âme de la Révolution », avait-il lancé en décembre après une bataille rangée avec des syndicalistes. « Ghannouchi veut vraiment greffer le modèle wahhabbite sur la Tunisie », soupire un journaliste. Mais comme le dit Zyad Ladhari, jeune député ennahdiste de Sousse, « Ghannouchi est un élément du spectre. Il n’est pas tout le spectre ».
En attendant, à l’Assemblée constituante, les islamistes ont dû renoncer à substituer la notion de complémentarité entre les hommes et les femmes à celle de l’égalité, ainsi qu’à la création d’un délit de blasphème. Faouzia aurait pu s’installer en France: « Il n’en est pas question, je suis tunisienne à 100 %. J’ai toujours pensé que, par le dialogue, on pourrait démontrer qu’une société attachée aux valeurs musulmanes peut rester une société ouverte ».
Ennahda est-il prêt à jouer le jeu et à perdre le pouvoir conquis dans les urnes après trente ans de répression féroce et de clandestinité ? C’est tout l’enjeu de la crise politique inaugurée par l’assassinat du leader de l’opposition Chokri Belaïd, le 6 février devant son domicile Tunisois, qui a conduit à la démission du Premier ministre ennahdiste, Hamadi Jebali.
En réalité, c’est peut-être à l’intérieur d’Ennahda que se joue l’avenir de la Tunisie. De ce point de vue, l’évolution de l’ex-Premier ministre Hamadi Jebali, est peut-être encourageante. Considéré comme un dur il y a deux ans (on se rappelle de ses déclarations sur le califat), Jebali apparaît aujourd’hui comme un pragmatique, et même pour certains de ses « frères », comme un renégat: c’est lui qui, au lendemain de l’assassinat de Belaïd, a proposé de former un gouvernement de techniciens, en privant son propre parti des ministères de souveraineté. Jebali a été désavoué par le parlement du mouvement, mais la solution qu’il préconisait l’a tout de même emporté. Ennahda devrait notamment renoncer au ministère de l’Intérieur, dont beaucoup redoutaient qu’il l’utilise comme base de conquête du pouvoir en mettant ses hommes aux postes-clés. Reste à savoir si le gouvernement dirigé par Ali Larayedh, l’ex-ministre de l’Intérieur, saura remettre sur les rails le processus constitutionnel – et l’économie tunisienne qui s’enfonce dans le marasme.
Ce n’est sans doute pas un hasard si la plupart des modérés du parti islamiste se recrutent parmi les anciens « taulards » plutôt que parmi ceux qui « fumaient de la chicha et préparaient la révolution islamique mondiale à Londres », comme le dit un journaliste. Cette opposition entre les exilés et ceux de l’intérieur rappelle celle de l’OLP de la grande époque. Jebali a passé quinze ans en prison, dont dix à l’isolement. On imagine qu’il verrait d’un assez mauvais œil les anciens exilés reprendre les commandes. Au début des années 2000, beaucoup sont sortis de prison et en 2005, ils ont rejoint le mouvement du 18 octobre, initié en marge du Sommet de l’Information, pour protester contre l’absence de libertés, et signé la plate-forme de l’opposition, s’engageant de ce fait à respecter les acquis de la société tunisienne, notamment en matière de droit des femmes. Cet accord avait été salué comme une grande victoire par la direction londonienne qui avait alors annoncé son retour tout en promettant de laisser le pouvoir au sein du parti à ceux de l’intérieur. Seule la première promesse a été tenue.
Même les membres les plus éradicateurs de l’élite de l’élite laïque ne prétendent pas exclure les barbus du pouvoir – en réalité, la plupart sont en costume-cravate et arborent des barbes maigrichonnes ou pas de barbe du tout. Zyed Krishen se rappelle, amusé, un voyage avec deux membres du bureau exécutif: « Ils étaient obsédés par le shopping. Beaucoup ont découvert les belles voitures, les bons restaus, les gardes du corps ». L’islamisme tunisien est peut-être soluble dans le confort bourgeois.[/access]

Elisabeth Lévy s’est rendue en Tunisie fin février pour réaliser ce reportage.

*Photo : Magherebia.

Mars 2013 . N°57

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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