Un film captivant retrace la sombre histoire d’un jeune berger tunisien assassiné par les djihadistes en novembre 2015.

Tapez le nom de « Mabrouk Soltani » sur Google, vous tombez sur quantité d’articles relatant l’assassinat du jeune berger dans les montagnes proches de la frontière algérienne, en novembre 2015, décapitation revendiquée par l’EI. La scène d’horreur provoqua alors, en Tunisie, un véritable électrochoc au mitan de cette décennie troublée, consécutive à la dite « révolution du jasmin ». D’autant qu’un an et demi plus tard, en plein ramadan, Khalifa, le frère aîné de l’adolescent, fut à son tour kidnappé puis égorgé, toujours au nom de la guerre sainte. L’abjection islamiste ne connaissant aucune limite, les fous d’Allah avaient ordonné au cousin de Mabrouk, témoin de ce premier crime, de rapporter à sa famille, dans un sac, la tête coupée du garçon…
Emportés dès la première image
Cette tragédie parfaitement authentique est à la source des Enfants rouges, second long métrage du Franco-tunisien Lotfi Achour, après Demain dès l’aube, en 2016. Auteur, bien avant cela, de plusieurs courts métrages (Père, La laine sur le dos…), également acteur et producteur, en couple avec la dramaturge Natacha de Poncharra qu’il associe à ses projets, Achour est principalement un homme de théâtre, connu pour L’Angélie, spectacle ovationné au Festival d’Avignon en 1998, ainsi que pour un Macbeth coproduit par la Royal Shakespeare Company, en 2012 à l’occasion des Jeux olympiques d’été en Grande-Bretagne.
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L’artiste a donc de la bouteille ; mais il a surtout un œil de cinéaste très averti, nourri de très longue date par ses talents de scénographe. Dès la première image des Enfants rouges, nous sommes emportés. Emportés dans le regard d’Achraf, ce petit berger de 14 ans aux traits disgracieux, aux dents gâtées, personnage central de l’ignominie dont il sera le témoin, l’otage et le rescapé.
À l’instigation de son cousin Nizar, 16 ans, Achraf et ce dernier décident de s’aventurer jusque dans une zone miliaire sensément interdite d’accès, vers ces montagnes qui ceinturent la plaine où leur ferme misérable est échouée. C’est dans l’aridité de ces parages minéraux que le crime a lieu, atroce, tellement insoutenable au regard qu’Achraf résistera d’instinct à en recoudre le déroulement : par brides, comme dans un cauchemar, le voilà qui, rétrospectivement, revoit ou plutôt entend le groupe des djihadistes qui sous ses yeux viennent d’égorger Nizar, lui ordonner de rapporter au village sa tête sanguinolente. On ne saura jamais précisément pourquoi Nizar est mort : était-il un « indic » ? Un traître ? Une simple opportunité pour la furie djihadiste ?
Scènes terrifiantes
C’est avec un art consommé que le scénario, magnifié par la photographie de Wojcieh Staron, s’empare des péripéties, dans une porosité où réel et imaginaire s’entretissent, au prisme de la dévastation mentale de l’adolescent qui sait ne devoir sa survie qu’à la mission macabre à laquelle la horde fanatique l’a assigné. Si le film ne nous épargne ni la vue du visage décapité, ni celle, par exemple, de l’antique frigo à la portière maintenue close par des tendeurs, et qu’on devra vider – détail abominable ! – pour y placer au frais le scalp de Nizar, il prend pourtant grand soin d’éviter tout voyeurisme d’un goût douteux. Montage ciselé, cadrages scrupuleusement composés, rythme millimétré : de toute beauté, le chromatisme incandescent de l’image esquive de façon très pensée le péril d’une esthétisation malvenue. Mobile, survoltée, d’une plasticité virtuose, la caméra combine plans serrés ou fixes et somptueux tableaux paysagers, séquences oniriques ou sensorielles, et scènes d’une crudité terrifiante…
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Quand, digne autant qu’intraitable, la mater dolorosa exige, d’une voix rocailleuse et nouée, qu’on lui ramène le corps de son fils (sinon les loups et les rapaces ne manqueront pas de dévorer ses entrailles) la décision, débattue car évidemment risquée, de partir à la recherche de la dépouille abandonnée, perdue quelque part au milieu des rochers, détermine l’expédition, qui prend aussitôt une dimension mythologique : car ce sont les chiens, paire de lévriers blancs proprement fabuleux, qui retrouveront la trace du supplicié. S’ensuit la procession silencieuse des proches, flanqués du frère aîné, la vingtaine, les traits christiques : porteurs du macchabée sur sa civière de fortune, enveloppé dans une chétive couverture, tel un saint martyr dans son suaire sur le palanquin…
Là encore, confiant dans sa logique narrative, le scénario élude délibérément la séquence vaguement obscène qui aurait pu nous montrer l’équipe de télévision venue en toute hâte vampiriser les lieux, pour « couvrir l’événement », comme on dit – avant même l’arrivée (hypothétique) de la police ! Mais le réalisateur laisse volontairement cet épisode hors champ : centrée sur les seules victimes directes du drame, la caméra ne quittera pas d’une semelle la petite troupe qui, dans des échanges sur smartphones, exigent, pour regagner le village, qu’aient d’abord déguerpi ces médias plaquant leur cynisme sur l’épouvante. Jusqu’au dénouement, tout sera vu, perçu à travers le « monologue intérieur » de l’adolescent Achraf, assailli de visions qui animent pour lui seul le spectre de Nizar, à mesure qu’il parvient – douleur sans fond ! -, à raccorder dans son esprit le flux de ces scènes insurmontables, et trop réelles.
Réelles jusque dans la langue des « acteurs », lesquels, dans le film, s’expriment tous en dialecte local. Au point que, comme l’assure Lotfi Achour dans un entretien, même le spectateur autochtone serait bien en peine de traquer dans leur diction le moindre anachronisme, non plus que dans leur gestuelle ou leurs attitudes. Entre réalisme quasi-documentaire et puissance d’évocation perméable, sensorielle, tactile, Les enfants rouges est teint de sang : de part en part, il vous le glace. Sa charge allégorique entre en résonance avec les saturnales sanglantes de l’islam, qui se déchaînent en Afrique comme en Europe.
Les enfants rouges. Film de Lotfi Achour. France, Belgique, Tunisie, couleur, 2024. Durée : 1h40
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