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« Boatman » de Gianfranco Rosi: l’écume des morts

Christophe Despaux nous propose une série de six films à revoir pour l’été (3/6)


« Boatman » de Gianfranco Rosi: l’écume des morts
Gianfranco Rosi, réalisateur et documentariste italien, membre du jury de la 71ème édition du Berlinale, Festival international du film de Berlin, 13 juin 2021 © Tobias Schwarz/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22576115_000036

En attendant « Notturno », son nouveau film prévu pour septembre, retour à « Boatman » (1993) où Gianfranco Rosi posait les constantes de son cinéma dans un documentaire immersif à Bénarès.


Recréant une journée de l’aube au crépuscule, Gianfranco Rosi suit avec « Boatman », son premier grand documentaire, un passeur de Benarès qui lui fait découvrir le Gange et ses coutumes.

Des rencontres brèves et impromptues tracent les contours d’un monde mouvant, à l’image du 16 mm gonflé en 35. Le noir et blanc se mêle idéalement dans le gris trouble de l’eau qui sature les plans. Le peu de ciel, les bruits étouffés couverts par les clapotis isolent et aiguisent les sensations. On dirait que la lumière est donnée par le Gange, que le fleuve éclaire le film.

« Boatman » / Le passeur, documentaire de Gianfranco Rosi (1993). Image: capture d’écran YouTube.

Le refus de l’anecdote

Rosi montre à plusieurs reprises des bateaux de touristes découvrant les rites, ablutions profanes ou sacrées. Une visite guidée est tout à fait ce qu’il ne souhaite pas. Filmant seul et se refusant à l’explicatif, il enregistre plutôt des présences pratiquement déconnectées de toute anecdote, comme ces deux Italiens qui semblent évoluer dans deux mondes différents. Le premier prospère, Bouddha les jambes croisées en lotus. Le second décharné, rongé par une amibe, attribue ses malheurs à la ville sans parvenir à s’en détacher. L’égalité de la vie et de la mort, de la réussite et de l’échec, submerge lentement l’écran. Le Gange est la soupe primordiale d’où naît toute chose qui y retournera. 

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« Boatman » doit aussi beaucoup à Bopal, le fantasque passeur filmé sur trois années quinze jours d’affilée, que l’on voit donc vieillir et rajeunir selon les plans, nautonier à la fois mythique et humain qui, dans une scène capitale, congédie le besoin d’explication d’un « why why why why why why » moqueur. Rosi fait remonter à ces quelques mots sa naissance en tant que documentariste. Pour lui, « faire du cinéma, c’est perdre des choses », notamment l’univocité, le sens. Poser des questions amène des réponses qui ne renvoient à rien sinon à d’autres questions. Ce qui est donné n’est jamais prévu, comme ces enfants attaquant le bateau amarré sous le pont, silhouettes riantes et criantes qui rampent, plongent, dansent à contre-jour, dévorant le cadre comme une nuée d’oiseaux hitchcockienne.

Dépaysement total

Dans tous ses films, du terrifiant « El Sicario » au magistral « Fuocoammare », Rosi a toujours saisi la folie des comportements humains et les Hindous forment bien un peuple incongru, parfaitement ambivalent, à l’image du Dieu Shiva, le Grand Destructeur qui crée la vie.

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Le dépaysement total de « Boatman » passe par la mort à l’indienne, exhibée, omniprésente et qui fonde le film. Une humanité passée parcourt les courants du Gange. Parfois un bébé surnage ou un saint ou un mendiant, car l’immersion des corps n’est réservée qu’aux enfants en bas âge, aux sannyasis, aux miséreux. Tous les autres connaissent la crémation aux abords du fleuve, soit une banale incinération à l’européenne, pour « petit budget », dans un four dérobant les corps aux regards, soit la crémation rituelle sur un bûcher funéraire qui durera des heures et permettra aux proches de rendre leur dernier hommage en assistant à la consommation des corps. Rosi n’élude aucune image choquante mais ne s’y attarde pas non plus, que ce soit une jambe calcinée guidée d’un bâton vers la flamme, ou un amas de vautours se disputant dans de grands bruissements d’ailes ce qu’on préfèrera ne pas imaginer. Et puis il y a l’écume des morts, ces cendres tamisées pour en extraire dents en or et menue monnaie qu’un croque-mort douteux accaparera au mépris des disparus. À quoi semble se résumer le vivant et l’humain : un mince tas de métal sale et des fumées…

Impression inoubliable de l’Inde

Il est possible que chaque grand film témoigne d’un voyage qui serait la vie. Le Charon Bopal est ainsi remercié à la fin de « Boatman » de plusieurs billets que la main de Rosi met dans la sienne. Et la caméra subjective de s’enfoncer dans la ville dont le chaos enveloppant fait passer tout ce qui a précédé pour le calme de l’après-vie.

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En à peine moins d’une heure, « Boatman » aura donné au spectateur une impression inoubliable de l’Inde, à l’égal des très grands films de fiction qui s’y sont essayé, au plus près comme « Le Fleuve » de Jean Renoir, ou par une invraisemblable recréation en studio comme le « Narcisse noir » de Michael Powell et Emeric Pressburger. Qui s’intéresse au sujet ne doit absolument pas passer à côté.

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