Accueil Culture « Anabel » de Julio Cortázar: la dernière nouvelle du maître argentin

« Anabel » de Julio Cortázar: la dernière nouvelle du maître argentin

La nouvelle "Anabel" de Julio Cortázar n'est-elle pas la plus belle des nouvelles?


« Anabel » de Julio Cortázar: la dernière nouvelle du maître argentin
Julio Cortazar, écrivain argentin en 1983 © ANDERSEN ULF/SIPA Numéro de reportage : 10001090_000005

Mes livres à relire.


C’était un 1er janvier, sans doute au début des années 90. Fatigué par la soirée de la veille, j’avais allumé par hasard la radio, sur France Culture. J’entendis, comme surgie de très loin, me sembla-t-il, une voix que je ne reconnus pas dans l’instant, qui lisait un long texte, prenant et hypnotique ‒ je ne devais jamais oublier ni cette voix, ni ce texte. J’avais l’impression que la voix improvisait sur le moment les souvenirs qu’elle égrenait patiemment, comme une enquête sur un temps révolu, celui de la jeunesse perdue. Il s’agissait en fait, comme je l’appris plus tard, de la nouvelle « Anabel » de Julio Cortázar, et le lecteur en était l’acteur et dramaturge Roland Dubillard lui-même.

Cortázar, maître de la nouvelle

Cette nouvelle de Cortázar est tirée de son dernier recueil, Heures indues, publié en 1983. Et « Anabel » est la dernière nouvelle du recueil. Cortázar est mort l’année suivante. L’écrivain argentin, installé à Paris en 1951 (il avait la double nationalité), est surtout un auteur de nouvelles, même si son roman Marelle (1963) constituera un événement littéraire très important dans le monde entier.

À lire aussi, du même auteur : “L’Identité” de Milan Kundera, premier roman de la période française

L’intérêt d’« Anabel » ne tient pas tant à ce que la nouvelle raconte de manière très prosaïque. L’histoire, d’ailleurs, en est simple. Cortázar lui-même, se mettant en scène, se souvient de l’époque (fin des années quarante) où, à Buenos Aires, il travaillait dans un bureau comme traducteur. Il traduisait à tout-va, le plus souvent des documents très techniques. Mais il avait aussi hérité de son prédécesseur une petite clientèle de prostituées du port. Certaines entretenaient en effet une correspondance plus ou moins suivie avec les marins étrangers de passage. Anabel était l’une de ces filles.

L’impossibilité idéale d’Anabel

La difficulté pour Cortázar, si longtemps après, va être de cerner le personnage d’Anabel. Dès les premières pages, il cite ‒ de façon très caractéristique ‒ un fragment de Derrida, où il est dit notamment ceci, qui reviendra plus tard en conclusion de la nouvelle : « ne (me) reste presque rien : ni la chose, ni son existence, ni la mienne, ni le pur objet, ni le pur sujet, aucun intérêt de rien qui soit à rien qui soit ». De cette formulation a priori assez obscure, il faut retenir que le souvenir d’Anabel se dérobe aux tentatives de l’écrivain. Reprenant les mots de Derrida, Cortázar évoque « le pur objet d’Anabel », pour en montrer l’impossibilité idéale. Ici, la nostalgie atteint son point maximal. Cortázar aura beau en appeler à Proust, ou encore à Poe, rien n’y fait : il se rend compte que « je n’ai eu ni n’aurai jamais accès à Anabel en tant qu’Anabel ». Ce qui l’amène à la conclusion provisoire suivante : « Absurde de prétendre raconter maintenant ce que je n’ai pas été capable de bien connaître au moment où tout se déroulait, je feins, comme dans une parodie de Proust, d’entrer dans le souvenir alors que je ne suis pas entré dans la vie afin de la vivre pour de vrai. »

Le constat peut sembler amer, mais il va pousser l’écrivain dans ses derniers retranchements. « Anabel », en fait, n’a pas la forme d’une fiction classique. Le texte se présente, au final, comme un journal que tiendrait Cortázar à propos d’Anabel. Plus précisément, ce qu’on lit, ce sont des notes prises à telle ou telle date, comme s’il ne s’agissait pour le moment que d’un travail préparatoire à la nouvelle proprement dite. Dans un entretien avec Omar Prego, Cortázar précise les choses : « […] j’ai préféré tenter d’écrire un journal parallèle où il était question de mon désir d’écrire une nouvelle sur Anabel. Finalement, en terminant ce journal, la nouvelle sur Anabel était écrite, elle était incluse dans le journal. »

Une métaphore de la vérité

Par sa portée méditative, le journal permet à Cortázar de creuser jusqu’au bout « le pur objet d’Anabel », en en faisant pour ainsi dire une métaphore de la vérité littéraire, et peut-être de la vérité tout court : « Hier soir, je me disais qu’il me fallait continuer à tout écrire sur Anabel, peut-être m’amènerait-elle ainsi à la nouvelle comme à une ultime vérité… » On voit l’enjeu de ces quelques pages, de ces bribes de souvenirs défaillants, que l’écriture néanmoins réussit à ressaisir comme elle peut, ainsi qu’un « moi » éclaté en mille morceaux qui tenterait de se reconstituer. Il y a, pour cette raison, dans cette ultime nouvelle de Cortázar, sorte de puzzle puissamment élaboré, une dimension très émouvante, très intime surtout, où il fait la synthèse de son espace littéraire. L’entreprise n’a-t-elle « aucun intérêt », comme il serait tenté de l’avouer ? Car, écrit-il, « c’est si triste d’écrire sur soi, quand bien même je voudrais continuer à me figurer que j’écris sur Anabel ». 

À lire aussi, du même auteur : Michel Le Bris ou le testament de la littérature-monde

Quand j’ai écouté ce texte de Cortázar pour la première fois, lu par l’inoubliable Dubillard, j’avais d’abord été sensible, je crois, à une sorte de temporalité proustienne qui en innervait toutes les étapes. Dubillard interprétait cette prose en redoublant cette impression, par la simple tonalité, à la fois distante et mélancolique, de son timbre de voix. La voix et le texte étaient idéalement faits l’un pour l’autre. Voilà ce dont je me souviendrais d’abord. Par la suite, je me suis évidemment procuré le livre de Cortázar, et j’ai relu « Anabel » à de multiples reprises. Je crois sincèrement que c’est, tous auteurs confondus, la plus belle des nouvelles, en tout cas de celles que j’ai lues. Aucune autre, jamais, ne m’a donné à ce point le sentiment de la perfection et du génie. 

Julio Cortázar, « Anabel », in Heures indues. Traduit par Françoise Campo-Timal. Éd. Gallimard, 1986.


Heures indues

Price: 16,50 €

24 used & new available from 6,00 €

Marelle

Price: 17,00 €

29 used & new available from 4,39 €




Article précédent Rome, un implacable été
Article suivant « Boatman » de Gianfranco Rosi: l’écume des morts
Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération