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La fin du monde en douceur


Finalement, au cinéma, les seules fins du monde poétiques et crédibles, voire poétiques donc crédibles, sont européennes. Que l’on se souvienne, par exemple, des Derniers jours du monde des frères Larrieu en 2009 qui avaient adapté un roman de Dominique Noguez. Si vous vous sentez concernés par ce qui arrive aux personnages de 2012 ou de Omega Man version Will Smith, par exemple, il vaudra donc mieux ne pas aller voir Perfect Sense de David MacKenzie, un film britannique avec Eva Green- qui a décidément les plus beaux yeux du monde depuis The Dreamers de Bertolucci- et Ewan Mc Gregor dont la maturité sculpte le visage avec cette douceur émouvante qui est peut-être la plus belle expression de la virilité mélancolique.
Perfect Sense est un petit film comme on dit et il est passé relativement inaperçu à sa sortie. Pourtant, on peut prendre sans trop de risque le pari qu’il a le probable destin d’un film culte. On se donnera son titre comme un mot de passe entre amants du désastre qui pressentent que notre propre disparition n’aura pas lieu dans un festival d’effets spéciaux hollywoodiens mais dans l’infinie mélancolie d’un effacement exténué et tendre.
Perfect Sense, comme Contagion de Soderbergh ou 28 jours plus tard de Danny Boyle, raconte l’histoire d’une épidémie. On ne suivra pas forcément le cinéaste quand il déclare que cette résurgence du thème viral dans le cinéma de ces dernières années est un signe de l’inquiétude la planète face à un capitalisme dévastateur. Perfect Sense vaut bien mieux qu’une métaphore politique qui en réduirait singulièrement la portée.
L’épidémie de Perfect sense, tourné dans un Glasgow gris comme une gorge de pigeon, non dépourvu d’une certaine élégance splénétique et portuaire, s’attaque assez mystérieusement à chacun de nos cinq sens, les uns après les autres. Chaque attaque est précédée d’un état émotionnel intense : chagrin dévastateur, colère noire ou encore impression euphorique d’être en accord parfait avec l’univers.
Une voix off de femme commente alors comme un chœur antique, à chaque étape programmée vers le chaos et la nuit, les réactions d’une humanité somme toute héroïque qui après chaque amputation sensorielle tente de renouer avec la normalité. Et l’on voit ainsi, parmi tant d’autres, une contractuelle qui s’effondre en larmes sans raison dans la rue reprendre un peu plus tard son service. Ou une femme dans son salon, au milieu de ses enfants, qui relit ses poèmes préférés avec une concentration extraordinaire, dans la crainte de devenir bientôt aveugle.
Assez habilement, le film se centre sur une histoire d’amour entre Ewan Mc Gregor, un grand cuisinier et Eva Green qui joue une épidémiologiste et il va situer l’essentiel de son action dans deux lieux symboliques et stratégiques de cette résistance désespérée de l’humanité à la fatalité : les cuisines d’un grand restaurant et le laboratoire d’un hôpital. Que signifie continuer à cuisiner pour une humanité qui a perdu l’odorat puis le goût ? Que signifie faire l’amour quand on pressent que la prochaine mutilation touchera l’audition puis la vue et qu’à ce moment-là tout sera terminé pour de bon ? Une scène particulièrement touchante est celle où Eva Green et Ewan Mc Gregor, déjà atteints, se prennent en photo au pied du lit, avec un vieux polaroïd, mimant le bonheur du monde d’avant ou peut-être, qui sait, croyant encore à la possibilité d’une rémission pour eux et pour les autres.

A travers ce couple en sursis dans la poignante ironie qui consiste à avoir trouvé son âme sœur au moment précis où tout s’effondre, MacKenzie nous invite à une réflexion sur la perte et sur la rédemption. Avant l’épidémie, ces deux personnages, comme nous tous, n’étaient pas des saints. Ewan Mc Gregor a par négligence donjuanesque poussé son ancienne petite amie au suicide et Eva Green, stérile, n’a cessé de souhaiter, malgré elle, la mort des enfants de sa sœur. Mais ils sauront dans cette passion amoureuse qui grandit alors que leurs propres corps, à l’image du monde qui les entoure, sont manifestement sans avenir, avouer leurs fêlures et trouver une paix paradoxale dans l’effroi qui grandit autour d’eux, avant l’obscurité définitive.
Perfect sense, film sensitif et sensuel, est autant un requiem qu’une invitation à reconnaître, malgré tout, l’éminente dignité d’une humanité qui sait aimer jusqu’à la fin.



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