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Boris Pahor: je me souviens de la grippe espagnole

L’écrivain slovène de 107 ans est confiné à Trieste pour cause de coronavirus


Boris Pahor: je me souviens de la grippe espagnole
Boris Pahor. Photo : Fabienne Issartel

Confiné à Trieste pour cause de coronavirus, l’écrivain slovène Boris Pahor sera bientôt âgé de 107 ans. Il est peut-être également l’un des derniers survivants de l’épidémie de grippe espagnole.


Aujourd’hui aveugle, il ne peut plus « s’incliner chaque matin devant la beauté du monde » depuis sa maison qui surplombe la mer Adriatique. Rescapé des camps de la mort dont le Struthof, il est également celui qui a survécu et dit « trois fois non » aux totalitarismes du vingtième siècle que toute sa vie et son œuvre ne cesseront de questionner. Il se remémore la pandémie de la grippe espagnole qui causa 3 à 4 millions de morts dans les années 1917, 1918 et 1919 dans une Europe exténuée par quatre années de guerre et de privations (ainsi que 50 à 100 millions dans le reste du monde). Il raconte:

« Trieste faisait alors partie de l’empire austro-hongrois. Avant la guerre, mon père vendait du beurre, du miel et du fromage blanc sur le marché de Ponterosso, avec son étal roulant exposé à tous les vents. Les jours de bora, il se protégeait avec un journal qu’il glissait sous sa veste. Mais au moment de l’épidémie, il n’était pas à la maison, mobilisé dans l’armée autrichienne, comme photographe de guerre.

Je n’étais alors âgé que de cinq ans et cette épidémie fut un désastre car nous étions seuls, ma mère, mes deux jeunes sœurs et moi. Mimitza avait trois ans, Evelyna deux ans. Tous atteints, avec quarante de fièvre, transpirant de sueur. Impossible de quitter le lit, d’être secourus. Nous vivions alors 28, via Commerciale dans une sorte de cave. Une pièce unique en sous-sol où mon père avait tendu un fil de fer. Maman y avait accroché une toile en guise de séparation, d’un côté la chambre, de l’autre la cuisine. Je me rappelle qu’il y avait dehors un peu d’herbe, quelques arbres, et je jouais là avec ma jeune sœur Mimitza. Elle était toute petite Mimitza. Mimitza est un dimunitif qui veut dire Marie.

Mon grand-père, le père de mon père, ne pouvait nous venir en aide, retenu aux côtés de ma grand-mère et de mon cousin Cyril – qui devait se suicider quelques années plus tard. Ils habitaient dans une mansarde sous les toits, près du canal Grande, cette langue de mer qui pénètre au cœur de la ville thérésienne, là où mouillent les vieux bateaux à fond plat. Ils attendent le printemps pour sortir, quand la marée basse laisse un passage assez large sous le Ponterosso. Tout près, sur ce marché du Ponterosso, les Slovènes descendaient du plateau karstique pour vendre les produits de leur ferme. C’est l’une d’elles qui est venue nous porter secours. Qui l’a alertée ? je ne sais pas, mon grand-père sans doute car il ne pouvait se déplacer. Je me souviens qu’elle nous a préparé du thé. De cela je m’en rappelle bien car nous mourrions tous de soif à cause de la fièvre. Finalement nous avons guéri. Sauf ma petite sœur Mimitza. Elle était délicate, comme le sont aujourd’hui ceux qui décèdent du Covid-19, les personnes âgées, les malades. Elle n’a pas survécu mais aujourd’hui je pense qu’on l’aurait sauvée. Je me rappelle de la douleur de mon père, je me rappelle que tous les jours il fleurissait sa tombe.

Et pour nous pas de répit. Peu de temps après, ce fut une autre catastrophe : l’incendie de la maison de culture slovène par les chemises noires et le début du fascisme avec l’interdiction de parler notre langue, l’obligation d’italianiser nos patronymes. « Les Slovènes, des poux à écraser ! » écrira le frère de Mussolini dans le journal Populi Roma

C’était en 1920, il y a cent ans de cela. Une autre contamination, une peste brune commençait à envahir l’Europe. Et combien y en eut-il ensuite, des milliers et des milliers de poux que l’on s’est acharné à écraser ?

Je veux espérer que le mal d’aujourd’hui sera différent d’alors, que l’épidémie se trouvera rapidement enrayée. Les peuples n’ont-ils pas assez souffert ? Je souhaite de tout cœur que toutes ces souffrances viennent un jour à nous enseigner la sagesse…»

Propos recueillis par Anne-Marie Mansuy, née non loin du camp du Struthof dans les Hautes Vosges, dans un village qui connut un destin tragique en novembre 44. Psychologue clinicienne et auteure de trois romans, Anne-Marie Mansuy demeure une amie indéfectible de Boris Pahor depuis leur première rencontre à Paris en 1995 à l’occasion de la parution française de Printemps difficile.



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est un écrivain slovène de Trieste né en 1913.

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