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Iran, la révolution des gardiens

No Pasdaran !


Iran, la révolution des gardiens
Rassemblement en hommage à Qassem Soleimani, Téhéran, 6 janvier 2020. © Fatemeh Bahrami/ Anadolu Agency/ AFP

La mort du général Qassem Soleimani a attiré l’attention sur les gardiens de la révolution iraniens. De garde prétorienne du régime islamique, cette institution est devenue un État dans l’État, qui contrôle des pans entiers de l’administration, de l’économie et de la politique.


Dans la nuit du 2 au 3 janvier, quelques minutes après minuit, un drone américain lance des missiles sur un convoi de VIP qui roule sur la route menant de l’aéroport de Bagdad à la ville. Dans l’un des véhicules pulvérisés se trouve le général iranien Qassem Soleimani, qui est depuis plus de vingt ans le chef des forces spéciales des pasdarans, Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI). Cette opération spectaculaire et stratégiquement audacieuse menée par les États-Unis attire l’attention sur une institution dont Soleiman était la figure emblématique : en Iran comme dans le monde, aussi bien chez les alliés que chez les ennemis de Téhéran, l’austère militaire à la célèbre bague (qui a aidé à identifier son corps) était le visage des pasdarans. Toutefois, si la vie et plus encore la mort de Soleiman ont été celles d’un chef de guerre, ce corps très particulier représente bien plus qu’une institution militaire au sein de l’État et de la société iranienne.

Le visage des pasdarans

Créé par l’ayatollah Khomeyni peu après la révolution islamique, pour former la garde prétorienne du régime naissant, le corps des pasdarans a depuis largement dépassé les intentions de ses fondateurs. La raison principale en est que le clergé chiite iranien qui a pris le pouvoir en 1979 s’est rapidement frotté aux immenses difficultés de la gestion d’un très grand pays (presque trois fois plus grand que la France) qui comptait en 1980 près de 40 millions d’habitants. Pour relever ce défi devenu gageure lorsque la guerre avec l’Irak a éclaté en 1980, les mollahs avaient besoin d’hommes de confiance à qui déléguer l’exercice concret du pouvoir – et de la force. Or, ceux-ci étaient alors si rares que l’incompétence et l’inexpérience n’ont pas empêché les recrutements. Puis, en quelques années, le Corps des gardiens de la révolution a acquis un statut exceptionnel, devenant une corporation élitiste, autonome et influente au cœur de la politique iranienne. Quarante ans après leur création, dans un Iran qui compte deux fois plus d’habitants (81 millions) les pasdarans constituent un conglomérat omniprésent dans la vie sociale, politique, économique et militaire du pays.

Tenant à la fois de la franc-maçonnerie et de l’armée, ils sont particulièrement bien placés dans le système politique iranien, tout particulièrement dans les cabinets ministériels, les assemblées et la haute fonction publique. Fort de leurs ressources médiatiques, les pasdarans exécutent les missions de formation et d’éducation que leur confie l’État pour consolider la loyauté envers le régime. Cependant, si leur activisme politique est le plus visible, c’est dans le plus discret, mais non moins important secteur économique que le CGRI a connu son développement le plus fort : des industries stratégiques et des services commerciaux allant de la construction de barrages et de pipelines à la fabrication de voitures et d’appareils médicaux sont contrôlés par les pasdarans. Enfin, il faut ajouter à ces interventions ouvertes les activités paramilitaires clandestines, à travers la Force al-Qods, par exemple.

Tout cela fait des pasdarans un acteur majeur de l’État iranien – et une partie significative de la menace que représente l’Iran pour ses ennemis. Les pasdarans influencent la trajectoire du régime, son comportement à l’extérieur comme à l’intérieur de ses frontières, et jouent un rôle déterminant dans sa pérennité. L’énorme bavure de janvier – la destruction d’un avion ukrainien ayant entraîné la mort de tous les passagers et membres d’équipage – illustre cette articulation singulière. Au sein de la défense aérienne iranienne, ce sont des pasdarans, et non des membres de l’armée régulière, qui ont commis une grave erreur. C’est ce qui explique qu’il y ait eu trois jours de mensonges avant que l’Iran ne finisse par avouer.

Cet incident est la dernière conséquence des tensions et conflits qui traversent l’establishment sécuritaire et politique iranien : puissant, mais pas omnipotent, le CGRI s’oppose fréquemment à d’autres organes comme le ministère du Renseignement et de la Sécurité, le ministère de l’Intérieur et les forces de l’ordre. Les enjeux de ces luttes sont la visibilité, les budgets, le pouvoir de décision et la proximité avec le Guide suprême et les décideurs informels. En effet, l’influence des pasdarans s’explique en grande partie par l’extrême complexité du système politique iranien, qui entraîne une certaine informalité de la prise de décision. Dans l’appareil institutionnel, plusieurs individus et agences étatiques outrepassent largement leurs fonctions théoriques.

La place des pasdarans en Iran

Cependant, la légitimité militaire et sécuritaire des pasdarans reste essentielle. Pour comprendre la place des pasdarans dans le paysage iranien, il faut savoir que ce corps tire son immense prestige de son rôle dans la guerre Iran-Irak et dans la reconstruction qui a suivie. Certes, le sacrifice de tous ces citoyens enrôlés à la hâte, embrigadés par les pasdarans et envoyés au front mal équipés et peu entraînés pour servir de chair à canon a forgé un véritable mythe national. Mais la montée en puissance des pasdarans tient surtout à leur efficacité dans la répression de l’opposition. Ces deux éléments ont permis aux pasdarans de marginaliser les forces régulières – dont les ayatollahs se méfient traditionnellement – puis de prendre la main sur les grandes orientations stratégiques. La Force de résistance des bassidjis (« les mobilisés ») en est l’exemple parfait. Au départ, il s’agissait d’un mouvement de jeunesse militarisé créé pendant la guerre pour combler les trous béants dans les rangs iraniens. Ce corps a été mis en sommeil jusqu’à ce que sa structure de commandement fusionne avec celle des pasdarans en 2007. Deux ans plus tard, les bassidjis ont été le fer de lance de la répression du mouvement de protestation contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad, lui-même ancien pasdaran.

Officiellement au nombre de 10 millions, ce corps est auréolé par la saignée de 1981-1982, lorsque des vagues de bassidjis se succédaient au feu jusqu’à l’épuisement des forces irakiennes. Quelques décennies plus tard, le prestige bassidji sert à mobiliser le lumpenproletariat essentiellement attiré par les avantages matériels (priorité pour les logements sociaux, les universités, les emplois publics et l’octroi de prêts).

Le guide suprême, Ali Khamenei, avec, à sa droite, le président Hassan Rohani, et sa gauche, Ismael Qaani, commandant de la Force Al-Qods. Malgré son grade militaire supérieur, Abdolrahim Mousavi, chef d'état-major des forces armées iraniennes, est relégué en troisième position à la gauche du guide. © Ay-collection/ Sipa
Le guide suprême, Ali Khamenei, avec, à sa droite, le président Hassan Rohani, et sa gauche, Ismael Qaani, commandant de la Force Al-Qods. Malgré son grade militaire supérieur, Abdolrahim Mousavi, chef d’état-major des forces armées iraniennes, est relégué en troisième position à la gauche du guide.
© Ay-collection/ Sipa

Même s’ils sont moins nombreux (probablement autour de 4 millions, avec quelque 90 000 hommes mobilisables rapidement) et motivés que ne le prétend Téhéran, les bassidjis contrôlés par les pasdarans ont sauvé le régime lors de plusieurs crises et consolidé son assise populaire. En premier lieu, ils contribuent à endoctriner le public iranien, une mission dont l’importance et l’urgence ne cessent de croître face à la menace principale qu’affronte aujourd’hui le régime : la stratégie américaine de « révolution de velours », qui vise à éroder l’idéalisme révolutionnaire et à démoraliser la population en favorisant la fronde de la société civile et des minorités ethniques. Côté bassidji, le discours héroïque et l’imaginaire sacrificiel hérités de la guerre sont mis au service des missions « humanitaires citoyennes » confiées aux bassidjis : lutte contre la drogue, aide aux populations touchées par des catastrophes naturelles. L’ensemble est conséquent : avec leurs familles, les bassidjis forment une nomenklatura très ancrée dans les couches populaires et les campagnes. Tant et si bien que leurs intérêts matériels sont étroitement liés à la survie de la République islamique.

« L’économie de l’ombre »

Les bassidjis permettent aussi aux pasdarans d’asseoir leur présence dans l’enseignement supérieur iranien, à travers leurs propres universités et des organisations telles que les bassidjis des professeurs (plus de 25 % du corps enseignant) et les bassidjis des étudiants. Cette dernière organisation a essentiellement pour mission la lutte contre les étudiants réformistes. Les bassidjis sont donc, en matière d’agit-prop, l’un des bras armés les plus efficaces des pasdarans.

En plus de leur poids considérable dans l’économie iranienne, ceux-ci œuvrent au cœur de l’« économie de l’ombre », une nébuleuse d’agences, de fondations et d’entreprises assurant au CGRI une présence dans pratiquement tous les secteurs de l’économie iranienne, avec souvent des situations de monopole. Certains marchés comme l’indemnisation des anciens combattants, des invalides de guerre, des veuves, des orphelins et des familles endeuillées offrent aux pasdarans, qui peuvent distribuer subventions et emplois, de puissants leviers de clientélisme.

Ces activités leur permettent de coopter les élites techniques, économiques et financières par le biais d’une constellation de filiales, de fournisseurs et de sous-traitants. C’est ainsi que la société d’ingénierie Khatam al-Anbia (« le sceau du Prophète »), une entreprise sous contrôle des pasdarans, domine les marchés de la construction, des infrastructures, du pétrole et du gaz. En outre, le CGRI contrôlerait un marché noir des produits introduits clandestinement en Iran. Les pasdarans ont développé ces activités occultes lorsque le régime a eu besoin de réseaux clandestins d’approvisionnement pour mener l’effort de guerre contre l’Irak (achat d’armes, de munitions, de pièces de rechange), reconstruire le pays, développer le programme nucléaire et contourner les sanctions. Cependant, leurs capacités ont progressivement été détournées de leurs buts premiers afin de servir en priorité les intérêts des Gardiens eux-mêmes. De sorte que, plus les sanctions contre l’Iran étranglent l’économie légale, plus elles renforcent les pasdarans, les enrichissent et les rendent indispensables à l’État. Conséquence, l’élite des Gardiens a le sentiment d’être fondée à créer un État dans l’État. Voire un contre-pouvoir informel face à l’autorité du Guide suprême.

Un ensemble hétéroclite

En tant qu’acteur politique, le CGRI est monté sur la scène pendant la présidence du modéré Khatami (président de l’Iran de 1997 à 2005), s’alliant avec les éléments conservateurs dans un front commun contre les réformistes. Vingt ans après, les pasdarans déploient une machine politique redoutable : de l’intimidation des électeurs à la présence dans des ministères clés et l’entretien de réseaux clientélistes.

Cependant, les pasdarans et les bassidjis ne forment évidemment pas des ensembles monolithiques obéissant au doigt et à l’œil comme des armées de robots. Un conflit notoire oppose par exemple Mahmoud Ahmadinejad, l’ancien président dont la réputation n’est plus à faire, et son pire ennemi Ali Larijani, président de l’Assemblée nationale. Quoique tous deux soient d’anciens pasdarans, tout les sépare : leurs origines, leur éducation – Larijani a une culture occidentale – et leurs positionnements politiques – le premier est un islamiste radical, le second un conservateur pragmatique devenu l’un des chefs de file des modérés. Tout naturellement, les énormes ressources dont disposent les pasdarans favorisent les dissensions : clans, cliques, générations et intérêts personnels concourent pour accéder au pouvoir et s’y maintenir.
Comme l’ensemble du système iranien, ils se divisent entre conservateurs, traditionalistes, pragmatiques, radicaux et réformistes. D’anciens pasdarans aux manettes d’autres institutions suivent parfois d’autre  allégeances (ethniques, claniques, intérêts particuliers…) que celle de leur corps d’origine. En réalité, l’assassinat du général Soleimani et le fiasco de l’avion ukrainien ont montré que les pasdarans sont loin de briller. Y compris dans leur cœur de métier. En revanche, ils sont indispensables dans le soutien au régime et la projection à l’étranger du pouvoir de nuisance iranien. Mélange de Parti communiste soviétique et de garde prétorienne, le CGRI dispose de leviers importants dans tous les appareils du système iranien. Sans les pasdarans, ni les ayatollahs ni les Hezbollah libanais et irakien ne tiendraient quinze jours. Ne parlons pas du régime syrien, des rebelles houthis au Yémen ou de la pour- suite du programme nucléaire. À bien des égards, aujourd’hui, les pasdarans sont l’assurance-vie du régime iranien.

Mars 2020 - Causeur #77

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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