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Emmanuel Macron voit des Russes partout

Les deux sens de l’aveuglement


Emmanuel Macron voit des Russes partout
Emmanuel Macron à la conférence sur la sécurité de Munich, le 15 février 2020 © Jens Meyer/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22428978_000030

Il était mal vu, jadis, de remarquer les permanentes nuisances soviétiques. Désormais, pour aspirer au statut de bien-pensant, il faut, en toute circonstance, imaginer l’agression russe ! À Munich, le président Macron déclare que face à toutes ces agressions, l’Occident aurait « très peu d’anticorps. » Analyse.


Se souvient-on encore de l’Union soviétique et de ses sombres exploits à travers le monde ? Pendant soixante-quinze ans, ses diplomates, ses espions, ses agents d’influence, ses correspondants de presse à épaulettes cachées, ses étranges voyageurs de commerce, ses innombrables idiots utiles, ses assassins fantomatiques – toute une armée dispersée aux quatre vents – nous surveillaient, nous fichaient, nous manipulaient à volonté. Et les chancelleries se révoltaient en sourdine, puisqu’il ne fallait pas mettre hors de lui cet ennemi incompréhensible dont nous espérions qu’il allait finir par saisir la main que nous lui tendions.

Il y a trente ou quarante ans, craindre l’Union soviétique faisait de vous une sorte de demeuré véhiculant des idées louches ; aujourd’hui, n’est pas bien-pensant celui qui ne proclame l’imminence de l’agression russe ou qui ose en douter

La presse recevait des consignes de modération. « Ne poussez pas trop loin le bouchon de l’anticommunisme » murmuraient, avec un mélange de crainte et d’agacement, les grands de l’époque. Le Quai d’Orsay ne se privait jamais d’attirer l’attention des rédactions en langues étrangères de Radio France Internationale : « N’indisposez pas Moscou [ou Sofia, ou Bucarest, etc.] ! » Partout et tout le temps, la veule prudence était à la mesure de l’agression. Le diable n’était pas vraiment noir – ou alors, il fallait à tout prix lui inventer quelques taches roses.

De la paranoïa à la détestation

La DST rédigeait des mises en garde ? On n’en tenait aucun compte et on traitait ses agents de paranoïaques. On se disputait les amitiés douteuses, on s’en vantait. Transformés par des agents habiles en « caisses de résonance », politiciens et journalistes qui se croyaient favorisés par le sort, répandaient les désinformations les plus grotesques. Et comme les chars soviétiques ne venaient pas explorer l’Occident, nous imaginions avoir maté le Kremlin.

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Après le chancelant épisode Eltsine, nous étions dans le même état d’esprit victorieux lorsque Vladimir Poutine prit le pouvoir à Moscou. Internet a effacé la moindre trace de cette réponse ahurissante qu’a faite Madeleine Albright lors d’une conférence de presse, il y a quelque vingt ans : oui, Poutine a été un espion du KGB, mais il a été un mauvais espion. Nous voilà, donc, rassurés. Avec les mauvais espions, il est possible de s’entendre, fussent-ils soviétiques. Vint, ensuite, le tour de George Bush Jr. de nous rasséréner : il avait regardé dans les yeux de Poutine, avait vu son âme et savait que c’était un homme bien.

Partis de ces prémisses favorables – quoiqu’ineptes – nous pouvions imaginer que Poutine allait être « notre homme ». Nos stratèges, toujours lucides, se le figuraient quémander un modeste strapontin dans l’Alliance atlantique et une place subalterne à la périphérie de l’Union européenne. Il n’en fit rien. Lorsque l’Occident, après toutes sortes de tortillements, a fini par admettre que ses chimères institutionnelles en état de faillite n’attiraient pas la Russie, une énorme vague de détestation s’est levée contre Poutine. De son vivant, Staline lui-même – que les Américains appelaient affectueusement « Uncle Joe » – n’a jamais bénéficié d’une si violente antipathie.

Je vous parle d’un temps…

Peut-être est-ce un certain goût de la symétrie inversée qui a fait que cette aversion contre le président russe vienne, justement, des États-Unis, où, jadis, est née la curieuse tendresse pour son lointain prédécesseur. Pendant la dernière campagne pour l’élection présidentielle, en 2016, le Parti démocrate – dont la plupart des candidats rêvaient de donner à la Russie une vigoureuse leçon de bonne conduite – a lancé la grande dénonciation : le choix des électeurs était orienté, manipulé par la Russie. Poutine faisait main basse sur le destin américain et imposait le vainqueur de son choix.

Il y a trente ou quarante ans, craindre l’Union soviétique faisait de vous une sorte de demeuré véhiculant des idées louches ; aujourd’hui, n’est pas bien-pensant celui qui ne proclame l’imminence de l’agression russe ou qui ose en douter. En sa qualité de bon progressiste et de citoyen-en-chef du Monde nouveau, Emmanuel Macron ne pouvait manquer à son devoir de vigilance. Il l’a dit maintes fois, il l’a répété, l’autre jour, à la Conférence sur la sécurité de Munich : la Russie nous agresse ; mais elle n’est plus seule, puisque Donald Trump prête désormais main-forte à Poutine. À eux deux, ils manipulent le monde entier – référendums, élections, réseaux sociaux, presse non-conforme. Ils menacent notre liberté de penser comme il faut. Contre leurs incessants forfaits, une censure rigoureuse est la seule protection possible. Une censure qui nous défende de leurs idées sombres, mais aussi de nos idées assombries par eux.

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Prenons la mésaventure récente de ce pauvre M. Griveaux. Le film de son exploit a été divulgué par un Russe, que, de toute évidence, le statut de réfugié politique en France n’a pas pu protéger contre l’influence maléfique et les manigances de Poutine. Toutefois, il y a là un enseignement de valeur sur l’extrême nullité des tout-puissants Russes : ils se sont donné tant de mal pour éliminer un candidat perdant. Mais alors, pourquoi les craindre ? Parce qu’ils ont mis en danger notre démocratie, s’empressent d’expliquer quelques ministres. Et que, doit-on comprendre, le petit jeu de Benjamin Griveaux était la quintessence de la démocratie.

À écouter M. Macron reprendre, chaque fois que la réalité le contrarie, le thème de l’ingérence russe, on croit entendre les incantations inutiles d’un exorciste qui sait l’affaire perdue. « Face à ces attaques, nous avons très peu d’anticorps », se désolait-il à Munich. Restent les discours, les gesticulations – et une permanente excuse dissimulée : c’est Poutine, c’est Trump… Mais c’est aussi le chevalier blanc cherchant à se mettre dans le cône de lumière pour que nous puissions le voir comme ultime rempart contre la chevauchée diabolique.

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écrivain et journaliste français, né en 1951 en Roumanie, pays dont il fut exilé par le pouvoir communiste en 1977. Il a collaboré dans plusieurs médias tels que RFI , Voice of America, BBC, Le Point , Le Quotidien de Paris, Libération, entre autres.

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