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Misères et grandeur du souverainisme


Nicolas Dupont-Aignan et Jean-Pierre Chevènement

Le débat hexagonal sur l’Europe oppose grossièrement les souverainistes aux fédéralistes. Avant de creuser ces deux derniers concepts, demandons-nous ce qui pourrait, au-delà de la diversité de leurs traditions politiques, rassembler Jean-Pierre Chevènement, Philippe Séguin, Philippe de Villiers et Charles Pasqua ? L’opposition à une « Union Européenne fédérale qui piétine les souverainetés nationales » me répondrez-vous en ouvrant votre missel souverainiste. Perdu ! Dans l’Union à 27, ce n’est pas tant des griffes du fédéralisme – illusoire − qu’il faut arracher l’État-nation que de celles de l’apolitisme.

Jean Monnet is dead

Dans deux livres majeurs [1. Le Souverainisme. Pour comprendre l’impasse européenne, ed. François-Xavier de Guibert, 2001 et Le Mythe Jean Monnet. Contribution à une sociologie historique de la construction européenne, CNRS éditions, 2007.], le chercheur Marc Joly s’est attaqué aux mythes qui ont la vie dure en Europe. Il nous apprend que le rêve fédéraliste de Jean Monnet n’a jamais vu le jour.[access capability= »lire_inedits »] À une (brève) exception près : la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), instituée au début des années 1950 selon le schéma de transfert des souverainetés étatiques élaboré par Monnet. Cette fameuse « méthode Monnet » d’intégration des politiques européennes dans une fédération post-étatique se déployait en trois temps :

1) des experts issus de la technocratie nationale mettent au point le projet fédéraliste (en l’occurrence, le Plan Schuman du 9 mai 1950) ;
2) les États qui composent la communauté transfèrent leur pouvoir souverain à une structure fédérale indépendante des pouvoirs nationaux (la Haute autorité qui mutualise la gestion du charbon et de l’acier) ;
3) à l’issue de négociations entre les États, le traité instituant la CECA est signé et ratifié.

Si la méthode est devenue un élément central du mythe européiste, l’utopie de Monnet n’a guère duré. Dès la conférence de Messine (1955), préparatoire au traité de Rome (1957), l’idée de « passer par les États pour dépasser les États » (Joly) a été abandonnée au profit de la realpolitik. La Communauté économique éuropéenne née sur les cendres de la CECA inaugure en effet une logique de compromis et de complémentarité entre les différents acteurs de la construction européenne − gouvernants nationaux démocratiquement élus mais aussi lobbies, groupes d’intérêt et instances supranationales telles que la Commission européenne et la Banque centrale européenne introduite par le traité de Maastricht. Dissipons une confusion fréquente : supranational n’est pas synonyme de fédéral.

Comme l’explique le politologue belge Paul Magnette, avec la Commission, « il ne s’agit plus de limiter la souveraineté des États en transférant certains de leurs pouvoirs à un organe supranational et limité, mais de les encourager à exercer en commun leur souveraineté dans de vastes domaines en confiant à un organe supranational la mission de promouvoir a priori (initiatives) et a posteriori (recours), la poursuite de l’intérêt commun »[2. L’Europe, l’État et la démocratie, éditions de l’ULB, 2000.]. Je traduis pour les plus hermétiques au sabir européen : la marche de l’UE n’est ni fédérale ni confédérale mais constituée d’une négociation permanente entre des pouvoirs non hiérarchisés (États, élites industrielles ou économiques, ces derniers ayant d’ailleurs inspiré la rédaction de l’Acte unique européen de 1986 conformément à leurs intérêts marchands).

Quant à la BCE, elle résulte moins d’un dépouillement des États que de leur lâcheté : qui ne voit pas qu’en gravant la lutte contre l’inflation dans le marbre de ses statuts, les gouvernements lui ont délégué le soin de mettre en œuvre un monétarisme orthodoxe auquel ils adhèrent sans l’assumer ? Comme le dit Marc Joly, « la construction européenne est la stratégie des élites politico-administratives stato-nationales pour contourner la démocratie nationale ». Cela a donné tout aussi bien un Pacte de stabilité et de croissance bridant les politiques de relance nationales que des normes sanitaires ultra-hygiénistes qui découlent des recommandations étatiques endossées par la Commission européenne.
Recherche politique désespérément

Les souverainistes dénoncent, et à raison, la séparation entre les lieux de la décision et le lieu de la démocratie. Mais au lieu de lutter contre les moulins à vent « fédéraux », témoignant ainsi d’une profonde mécompréhension de la nature de l’UE, ils gagneraient à ajuster leur tir.
Dans l’hypothèse, de plus en plus probable, où la Commission européenne pourrait s’ingérer dans les budgets des États, les Dupont-Aignan, Chevènement voire Montebourg et Le Pen auront raison de s’insurger. Car ce pouvoir supra-étatique supplémentaire creusera un peu plus le gouffre entre les citoyens des États nationaux et les décisions communautaires.

Pour autant, l’UE n’aura rien d’un État : ni politique de défense commune, ni conscience partagée, ni citoyenneté. Il y a quelque chose de pathétique dans l’acharnement des européistes à défendre un fédéralisme qui n’existe pas à travers des symboles identitaires comme l’Hymne à la joie (que les carillons des églises jouent toutes les heures à Lille !), le drapeau européen ou un Président du conseil européen (Herman Van Rompuy) aussi fantoche que feu le Traité constitutionnel européen (dont le traité de Lisbonne accentue la nature fonctionnelle).

À tout prendre, si l’Europe fédérale était possible (ce qui reste à prouver), les souverainistes devraient la préférer à son ersatz actuel[3. Qui consulte régulièrement les régions, notamment françaises, ce qui nourrit la chimère d’une collusion euro-régionaliste censée contourner les nations.] dans lequel on assiste à un ping-pong permanent entre « un pouvoir légitimé par son expertise et un autre par son origine populaire » (Magnette) sans que les eurobéats s’offusquent de la collusion entre sphères politique, économique, technocratique et juridique. Tout un champ des possibles reste en effet à explorer du côté d’une Europe authentiquement fédérale qui concilierait le principe de démocratie à la base avec la solidarité continentale[4. À ce sujet, consulter le bel essai de Gaëlle Demelemestre, Les deux souverainetés et leur destin, Le tournant Bodin/Althusius, Cerf, 2011.].

En attendant qu’une construction politique si complexe puisse voir le jour avec le consentement exprès des peuples, l’enjeu du débat européen est bel et bien de réunifier les territoires de la démocratie et de la décision, autrement dit de redonner ses droits à la politique pour faire prévaloir le « gouvernement des hommes » sur l’« administration des choses ».[/access]

 

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Décembre 2011 . N°42

Article extrait du Magazine Causeur



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