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Pour un désir du présent


Pour un désir du présent

Je suis souvent navré par la platitude gestionnaire des discours du Parti socialiste. Si Mme Royal a perdu les élections, n’est-ce pas parce qu’elle s’est maintenue dans la timidité d’un discours social-centriste, laissant à M. Sarkozy la possibilité de faire main basse sur une rhétorique de réinvention des possibles ? Qui ose encore à gauche parler d’utopie, de rêver un monde radicalement autre, à une époque où le capitalisme semble l’horizon inéluctable (et au mieux améliorable) d’un présent-absent perpétuel ?

Bien entendu, la critique du capitalisme est désormais banale, intégrée par les acteurs financiers eux-mêmes. Mais elle est inoffensive tant qu’on ne s’attaque pas à ce qui fait davantage perdurer le système – la foi en sa permanence et son caractère indépassable. En des termes plus simples, il s’agit de se déprendre de cette constatation banale, mille fois entendue : « Le capitalisme, c’est mal, mais il n’y a rien d’autre à lui substituer (ou alors ce serait pire). »

Contre ce découragement contagieux, il m’a paru nécessaire de contribuer à faire connaître en France la réflexion sur l’utopie de Fredric Jameson, en éditant son Archéologies du Futur (Max Milo). L’objectif est simple: insuffler un peu d’air frais à une partie de la gauche qui s’auto-asphyxie, en réactivant la fonction politique de l’utopie. Et pourquoi pas, comme le fait cet ouvrage, en relisant les classiques de la SF, genre littéraire qui s’adonne volontiers à « l’angoisse de la perte d’un futur » autre, radicalement différent. Ce qui importe, nous rappelle Jameson à un moment où nous nous laissions peut-être aller à une mélancolie post-punk ou à la lassitude d’entendre des discours de gauche mesquins, c’est de se livrer à une énergique et pourquoi pas onirique « perturbation du présent ». N’est-ce pas, en effet, une autre manière d’endormir les salariés que de leur faire croire qu’ils vivront plus heureux avec une augmentation de 5 % de leur salaire ?

Il ne s’agit pas ici – ou, soyons honnêtes, pas seulement – d’une nostalgie des mondes magiques, telle que l’affectionnent la fantasy ou les rhétoriques du désenchantement du monde. Certes, l’argument du déclin de la magie et de la différence créatrice, au profit de l’omniprésence vide des images standardisées au sein de l’espace capitaliste tardif reste pertinent, mais ce qui fait la force de l’utopie, insiste Jameson, c’est davantage l’activité d’imaginer/penser (la réunion heureuse de ces deux termes est en soi un programme) une transformation des rapports humains : « conflits, désirs, souverainetés, amours, vocations… »

Jameson écrit encore : « Nous recherchons un concept qui ne transfèrera pas la théorie du sujet scindé sur la collectivité et qui s’abstiendra de promouvoir un mysticisme apolitique de l’infini et de l’inatteignable… Le désir nommé utopie doit être concret et continu. »

Loin, donc, d’une simple nostalgie de mondes meilleurs qui resterait liée à un fantasme harponné à un âge d’or toujours révolu, à un paradise lost des possibles, l’agir politique de l’utopie commence par l’éveil d’une sensibilité à vocation transmutatrice. C’est là souvent l’intention première des transpositions allégoriques qu’opère la science-fiction (Philip K. Dick par exemple ne cesse de rappeler que notre vision du monde n’est pas figée une fois pour toutes dans la névrose). L’imagination utopiste est donc bien (malgré ses inévitables « naïvetés » conceptuelles) un geste critique porteur de dommages collatéraux démystificateurs, d’autant que le point nodal de beaucoup de ces mondes imaginaires est comme par hasard la suppression de l’argent, et ce avant Thomas More.

Christopher Lasch, dans son Seul et vrai Paradis (Climats), nous a mis en garde contre les impuissances béates d’une certaine idéologie du progrès. Une vraie pensée de l’utopie ne vise pas le progrès mais la différence radicale, la mutation, l’incarnation de l’altérité. L’imagination utopique est ainsi toujours une critique créative du présent (ce que j’ai appelé ailleurs créalisme), et c’est pourquoi, lorsque le présent n’arrive plus à se représenter, mais seulement à se reproduire, il y a toujours une crise de l’imagination utopique, notamment au sein des partis dits de gauche.

Rappelons par parenthèse que, selon Jameson, dans notre postmodernité, la représentation n’apparaît même plus comme un dilemme, mais comme une impossibilité : la « raison cynique » lui substitue une fausse multiplicité d’images, parmi lesquelles aucune ne correspond à la « vérité ». Ce fameux relativisme postmoderne se suit à la trace dans le passage de la maison à étages de la modernité (transcendance) à la pratique, d’inspiration cinématographique, du fondu enchaîné (immanence), qui semble être devenue le nouveau paradigme de notre conception du monde.

Or, l’esprit-fusion peut être, dans certaines conditions, une chance concrète pour l’avenir, lorsqu’il permet d’entrevoir et donc de désirer des altérités réelles, des monstruosités viables, de réactiver le rapport entre l’Imagination (la trame globale de l’avenir) et la Fantaisie (le souci détaillé du quotidien). L’immanence (l’être-ensemble qui nous constitue) peut nous éclairer, lorsqu’elle ne sacrifie pas la transcendance (la création humaine comme origine du réel).

À une époque où la défense des minorités et la réduction des pluralismes à une gestion par le moindre mal des rapports quotidiens passent pour un programme utopiste, le véritable esprit d’utopie, pris au sérieux et sorti des coffrets de Noël desdits « sous-genres » littéraires, peut encore perturber la propagande identitaire (si mesquine et grise). Commençons par nous rappeler que la fabrique de « sous-groupes » humains prétendument « différents » (sur des bases naturalisées, l’Homo, le Black, la Femme, l’Enfant, le Bobo, le Jeune, etc.) participe de la soupape de sécurité, du désamorçage des détresses narcissiques engendrées par l’hégémonie de l’impératif capitaliste (« tu jouiras davantage en te soumettant, jusque dans ta vie privée, à la logique de la plus-value »).

Et si, près de quarante ans après Mai 68, on se souvenait que ce n’est pas parce que l’imagination n’est pas au pouvoir qu’elle n’en a aucun ?

Archéologies du futur: Le désir nommé utopie

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Luis de Miranda, né en 1971, a publié divers romans, dont "A Vide" (Denoël), et un essai, "Ego trip, ou la société des artistes sans oeuvre" (Max Milo, où il exerce aujourd'hui en tant que directeur éditorial). Il rassemble son projet philosophique et littéraire sous le terme de "créalisme". A paraître : "Peut-on jouir du capitalisme ?" (Punctum).

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