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Une histoire d’amour radioactive


Une histoire d’amour radioactive

Depuis qu’elle est passée en grand format sous la direction d’Aurélien Masson, la Série Noire qui fit les beaux jours du polar en France depuis l’après-guerre est devenue une collection à la fois plus littéraire et plus expérimentale, notamment dans le domaine français. Des noms que nous avons déjà évoqués ici, comme Thierry Marignac, tentent de renouveler le roman noir tandis que Caryl Ferey ou DOA redonnent leurs lettres de noblesse au thriller en gardant l’efficacité et la documentation à l’américaine mais en la mêlant d’une french touch qui évite les psychologies calibrées et les ficelles trop évidentes tissées dans ces aberrations que sont les universités enseignant « l’écriture créative » comme s’il s’agissait là d’une technique modélisable.

Antoine Chainas, lui, a ceci de particulier, qu’il semble avoir inventé en quatre romans un genre à lui tout seul. Le dernier, Une histoire d’amour radioactive, semble résumer les qualités des précédents, s’inscrire dans la continuité d’un univers cohérent et, en même temps, franchir une étape supplémentaire.

Auparavant, une précaution d’usage. La lecture de Chainas est vivement décommandée à ceux qui continuent à voir dans la littérature policière un genre mineur mais aussi à ceux qui auraient l’estomac sensible. Le monde et l’écriture de Chainas sont de l’ordre d’une expérience des limites. La violence et la tension latente de ses textes, les thèmes abordés peuvent choquer comme choque toute tentative littéraire qui débroussaille des sentiers inexplorés ou mal balisés.

« Lentement, je me transforme en tentative d’assassinat » dit magnifiquement un des personnages d’Une histoire d’amour radioactive. Il faut savoir que comme tous les vrais écrivains, Chainas veut tuer son lecteur. Tuer ses vieilles façons de percevoir, tuer ses réflexes moraux obsolètes, tuer ses espérances factices. C’est la démarche de Virgile qui emmène Dante en visite guidée aux Enfers. Vous n’êtes pas obligé de vouloir ce genre de choses. Dans ce cas, continuez de lire Marc Levy ou Guillaume Musso. Chainas ne vous en voudra pas, il sait pouvoir compter désormais sur cette poignée de lecteurs fidèles qui font de lui, finalement assez vite puisque son premier roman Aime-moi Casanova date de 2007, un de ces auteurs dont la réputation ne sera jamais liée à un tirage, bon ou mauvais d’ailleurs.

Une histoire d’amour radioactive, pour résumer assez rapidement, raconte comment une performeuse d’art contemporain, qui aurait pu faire partie des actionnistes viennois, convainc des cadres dirigeants à la vie programmée de faire l’amour avec elle en s’irradiant dans des salles de radiologie et de déclencher en eux des cancers foudroyants en buvant des boissons radioactives. Cela leur permet, dans une joie insoutenable, d’utiliser leurs derniers mois à vivre intensément leur mort, à sentir enfin leur corps d’hommes égarés dans le virtuel de la modernité grâce à l’archaïsme de la douleur. On n’est pas loin ici de George Bataille et de son « approbation de la vie jusque dans la mort ».

Chainas, pour raconter cette histoire, progresse sur deux plans parallèles : le récit à la première personne d’un flic homosexuel et celui à la troisième d’un personnage que l’on ne connaîtra que sous l’appellation de DRH. D’une part un lyrisme violent, somptueusement sordide, pornographique et amoureux, d’autre part un constat clinique sur le fonctionnement mental d’une machine à sang froid, rouage d’une économie inhumaine qui progressivement, en ayant rencontré l’artiste sérial-killeuse, se révèle à lui-même par la maladie.

Le flic est amoureux d’un jeune collègue lui-même victime consentante de cette femme fatale qui est sans doute une enfant de Tchernobyl et qui est devenue une obsessionnelle de la contamination nucléaire considérée comme un des beaux-arts. Son enquête finira par l’amener à rencontrer DRH. Pour compliquer le tout, des services de renseignement intérieurs cherchent à étouffer l’affaire et à orienter l’enquête pour éviter que le public apprenne que des dirigeants économiques préfèrent se suicider dans le bonheur plutôt que de continuer à servir le système.

Tout cela se déroule dans un pays et une ville qui, comme d’habitude chez Antoine Chainas, ne sont pas nommés. C’est la France, sans aucun doute, mais une France légèrement anticipée, une France dans un monde décalé, une dimension voisine. Les procédures policières ne sont pas tout à fait les mêmes, le noms des services administratifs nous rappellent quelque chose mais ne sont pas ceux que l’on connaît et il est question d’une ville qui pourrait être une grande ville du Sud sans que l’on sache au juste laquelle. En tout cas, elle est rongée par une crise financière sans précédent et la criminalité la plus irrationnelle avec tueries collectives grimpe en flèche sans que le lien entre les deux phénomènes soit explicite. C’est la méthode qu’utilisait finalement le regretté JG Ballard qui refusait que l’on dise de ses livres qu’ils étaient des romans d’anticipation mais qui préférait parler pour eux d’une mise en scène de qu’il appelait « un présent visionnaire ».

Cela contribue à faire baigner Une histoire d’amour radioactive dans une atmosphère légèrement irréelle qui contraste avec l’hyperréalisme avec lequel Chainas sait rendre la dégradation des corps, le pourrissement des organes et la violence des sexualités hyperboliques.

Pourquoi une telle démarche aussi extrême chez un auteur qui de roman en roman semble vouloir se faire le chantre des freaks et du corps comme signal, comme marqueur des aberrations d’une modernité qui se perd de vue ? Sans doute pour nous rappeler, paradoxalement, à une humanité oubliée afin que nous redevenions « les seuls êtres conscients au cœur d’un charnier aseptisé ».

Au bout du compte, le très sombre et très talentueux Antoine Chainas est un grand écrivain de la compassion.

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