Europe : les cadres se rebiffent


Europe : les cadres se rebiffent

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En octobre 2010, le journaliste et écrivain allemand Dirk Kurbjuweit publiait dans l’hebdomadaire Der Spiegel un article intitulé « Der Wutbürger », « Le bourgeois en colère », dans lequel il analysait la métamorphose, regrettable de son point de vue, de nombre de ses concitoyens appartenant aux couches moyennes et supérieures de la riche Allemagne : « Une nouvelle figure s’impose dans la société allemande : c’est le bourgeois en colère. Il rompt avec la tradition bourgeoise qui allie la modération politique à un comportement individuel et social fait de mesure et de retenue. Le bourgeois en colère siffle, crie, manifeste sa haine. Il est conservateur, financièrement à l’aise, et plus très jeune. Hier, c’était un pilier de l’ordre étatique. Aujourd’hui, il crie son dégoût de la classe politique. Il se montre lors des conférences de Thilo Sarrazin et dans les manifestations contre le projet de nouvelle gare ferroviaire de Stuttgart. »[1. En 2009, le gouvernement chrétien-démocrate du Land de Bade-Wurtemberg a été renversé par une coalition Verts-SPD à la suite de manifestations imposantes contre l’extension de la gare ferroviaire de Stuttgart.]. Il illustrait ensuite son propos sur cette transgression des codes de la bourgeoisie d’outre-Rhin par l’exemple de manifestations où l’on voyait le public très sélect de la salle du Manège de Munich brailler comme une bande de hooligans du virage sud de l’Allianz Arena, où se produit le Bayern, étoile bavaroise de la Bundesliga.

Cet article fera date, un peu comme le fameux « La France s’ennuie » de Pierre Viansson-Ponté, dans Le Monde du 15 mars 1968, et son auteur est régulièrement mentionné comme celui qui a repéré avant tout le monde cette mutation de l’état d’esprit des citoyens de l’Allemagne profonde. Le concept de Wutbürger est d’autant plus opérant qu’en allemand le mot Bürger désigne à la fois le bourgeois sociologique et le citoyen de la République : Herr Müller est en colère, car il se sent dépossédé de sa position centrale de pilier économique, politique et culturel de la nation. Les responsables de cette dépossession sont, à ses yeux, les élites mondialisées et bruxellisées qui dominent la politique et l’économie de la RFA, et les chantres du multiculturalisme qui l’invitent, comme la chancelière Angela Merkel, à s’accommoder du fait que l’islam « fait partie de l’Allemagne » au même titre que le christianisme, version papiste ou luthérienne. [access capability= »lire_inedits »]

Dans le reste de l’Europe, notamment en France, on vit toujours avec une perception du modèle allemand fondé sur les vertus du « capitalisme rhénan » : économie sociale de marché, cogestion des entreprises par le capital et les salariés, « patriotisme de la Constitution »[2. Le patriotisme de la Constitution est un concept introduit dans les années 80 par le philosophe Jürgen Habermas pour affirmer que l’Allemagne nouvelle aurait abandonné toute référence au sang et au sol dans la définition de son identité nationale.], modèle Jürgen Habermas, antidote à la résurgence d’un nationalisme qui avait mené le pays au désastre. Quand on prête exclusivement l’oreille aux intellectuels d’outre-Rhin qui annoncent l’avènement imminent d’une ère postnationale et raillent la persistance anachronique des rêves de « Grande Nation » des Français, on peut croire que la foi européiste des Allemands est inébranlable. Cette Allemagne qui se pensait immunisée contre l’émergence de partis politiques « antisystèmes », identitaires et xénophobes, à l’image du FN français, du FPÖ autrichien et des divers mouvements populistes des pays nordiques, se révèle aujourd’hui travaillée en profondeur par les mêmes angoisses que ses voisins. Le mouvement Pegida de Dresde en a été la manifestation la plus spectaculaire. Longtemps, les Verts allemands ont pu faire illusion : ils étaient parvenus à réunir, sous l’égide de dirigeants issus de l’extrême gauche, des écologistes ultra-conservateurs refusant les fétiches de la modernité et des altermondialistes rêvant de la dissolution de la nation allemande dans une Europe métissée. Leur intégration progressive dans le système, l’itinéraire personnel de leurs figures de proue, comme Joschka Fischer, devenu consultant de luxe des géants de l’industrie allemande, a mis fin à cette ambigüité : le bourgeois en colère, qui, parfois, votait pour eux, ne se reconnaît plus dans ce parti européiste et conciliant à l’égard des exigences communautaristes des islamistes.

L’exemple allemand montre que ce ne sont pas seulement la crise économique et la peur de perdre les acquis sociaux et matériels du siècle dernier qui engendrent la colère des « modérés ». L’insécurité culturelle s’empare des riches comme des pauvres. Elle se manifeste aussi bien à Athènes ou à Madrid qu’à Londres ou à Berlin. Le Wutbürger plébiscite des leaders ou des porte-parole venus de tous les horizons politiques : de l’extrême droite comme Marine Le Pen en France ou Geert Wilders aux Pays-Bas, de la droite conservatrice comme Nigel Farage au Royaume-Uni, de l’extrême gauche comme Alexis Tsipras en Grèce ou Pablo Iglesias, le chef de Podemos en Espagne. Peu importe son ADN idéologique, il suffit à ce leader d’être celui qui incarne de manière convaincante le rejet du « système », concept attrape-tout mêlant dans un même opprobre les élites nationales arrogantes et corrompues, la bureaucratie bruxelloise, la finance mondialisée.

Avant de trouver un débouché politique dans des formations qui émergent des marges pour menacer dans les urnes les partis de gouvernement, les bourgeois en colère avaient assuré le succès éditorial de livres exprimant leurs sentiments avec habileté et talent : en Italie, la journaliste vedette Oriana Fallaci, antifasciste incontestable qui a combattu avec les partisans pendant la Seconde Guerre mondiale, publie, en 2002, La Rage et l’Orgueil, un pamphlet tonnant contre les ravages de l’immigration incontrôlée dans la péninsule. En Allemagne, Thilo Sarrazin, ancien haut responsable du Parti social-démocrate, dépasse le million d’exemplaires en 2010 avec L’Allemagne disparaît, un ouvrage qui inspirera Éric Zemmour pour lancer la bombe éditoriale du Suicide français en 2014.

Dans les pays du sud de l’Europe, notamment en Espagne et en Grèce, l’indignation hesselienne, fortement marquée par le vieil altermondialisme issu des affrontements géopolitiques du siècle dernier, avait nourri les révoltes populaires. Elle échappe aujourd’hui à ses concepteurs pour se muer en force souverainiste accusant les pouvoirs en place de brader les intérêts nationaux en obéissant aux diktats de Bruxelles, de Francfort et du FMI. Dans les pays d’Europe du Nord, les ressentiments du bourgeois en colère se concentrent essentiellement sur la déstabilisation du modèle culturel provoquée par l’arrivée massive de populations allogènes, principalement musulmanes, dans des sociétés qui avaient préservé, jusque-là, une grande homogénéité ethnique. En Allemagne, les multiples coups de canif dans le contrat européen, qui prévoyait que chaque pays de la zone euro assumerait seul les conséquences de ses errances budgétaires, provoquent une révolte des fourmis contre les cigales présumées, et la montée du parti europhobe AfD. Quant à la Grande-Bretagne, après avoir torpillé le projet d’« Europe puissance », elle s’emploie, sous la pression de l’UKIP (United Kingdom Independence Party) de Nigel Farage, à s’affranchir chaque jour un peu plus des règles communes auxquelles elle a souscrit.

Les pays de la « nouvelle Europe », qui ont rejoint l’OTAN et l’UE à la suite de l’effondrement de l’empire soviétique, ne sont pas épargnés par ce mouvement de fond : en Hongrie, le gouvernement de Viktor Orban a été porté au pouvoir par une classe moyenne exaspérée par la corruption et l’incompétence de dirigeants politiques postcommunistes reconvertis en affairistes sans scrupule. Les élections au Parlement de Strasbourg, baromètre de l’adhésion populaire à l’idéal européiste, n’attirent plus qu’une infime minorité de citoyens avant tout soucieux de faire un usage plein et entier d’une souveraineté nationale bafouée pendant près d’un demi-siècle par l’hégémonie soviétique. On en arrive même au point où des pays comme la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie expriment aujourd’hui leurs réticences à l’égard d’une politique de fermeté verbale face à la Russie de Vladimir Poutine : les citoyens de ces pays ont des doutes – justifiés – sur la capacité de l’Occident à endiguer le néo-impérialisme russe. Par conséquent, chacun tente, dans son coin, de conclure de petits arrangements avec le diable.

Cependant, la bourgeoisie des pays d’Europe centrale et des pays baltes est encore en phase de constitution, ou de reconstitution, d’un ordre social et économique porteur d’avenir pour elle-même et sa descendance. Alors que la mémoire de la faillite politique, économique et morale du communisme est toujours vive, l’idée du déclin ne s’impose pas encore, mais la foi dans les vertus de la démocratie libérale comme seul mode possible de l’exercice du pouvoir s’est muée en un scepticisme généralisé. On préfère alors confier les clés de la maison à des oligarques dont le programme consiste à appliquer à la gestion des affaires publiques les recettes de leur succès entrepreneurial. Aussi proposent-ils à leurs mandants un contrat de citoyenneté similaire à un contrat de travail dans l’entreprise, la sujétion volontaire garantissant la sécurité matérielle, et l’espoir d’ascension sociale.

Fait nouveau, le bourgeois en colère ne se laisse plus intimider par la reductio ad Hitlerum que lui opposent les tenants de l’ordre établi. Que l’on disqualifie son insécurité culturelle en la réduisant aux qualificatifs infamants de xénophobie, islamophobie, homophobie et autres ne fait qu’accroître son ire. Le fantassin de la République, qui s’accommodait jusque-là tant bien que mal de la dégradation des conditions matérielles et morales du service, résultat des errances idéologiques de l’état-major, met la crosse en l’air, dans la rue et dans les urnes. Cela produit des mouvements de foule qui laissent les experts patentés, sociologues, politologues et éditorialistes mainstream aussi désemparés que des poules devant un couteau.

Qui aurait pu prévoir que, dans une France largement déchristianisée, l’instauration du mariage gay ferait descendre dans la rue des centaines de milliers de personnes attachées à une conception traditionnelle du mariage et de la filiation ? Contrairement au bourgeois allemand qui, à en croire Kurbjuweit, adopterait les codes comportementaux de la « canaille », les participants à La Manif pour tous restent polis, mais pour combien de temps encore ? La victoire à la Pyrrhus du gouvernement socialiste dans ce dossier a sans doute précipité la désertion du bourgeois en colère du camp politique qui lui était assigné, centre gauche pour la « bourgeoisie de savoir » (les classes moyennes éduquées issues du peuple), centre droit pour la « bourgeoisie d’héritage et de savoir-faire » (commerçants, artisans, professions libérales)… D’un bout à l’autre de l’Europe, le Wutbürger ne se sent plus protégé, son statut social vacille et son environnement culturel se désagrège. Aussi est-il la proie idéale pour les démagogues les plus primitifs. L’ordre moral (ou immoral) instauré en Occident après 1945 vacille, sous les coups de boutoir des djihadistes et de leurs idiots utiles, pendant que Bruxelles compte ses sous. On se souvient de la prophétie adressée par Mikhaïl Gorbatchev à Erich Honecker à Berlin, en novembre 1989 : « Ceux qui arrivent trop tard seront punis par l’Histoire. » Jamais, elle n’a été autant d’actualité.[/access]

*Photo : Hendrik Schmidt/AP/SIPA. AP21681336_000020.

Avril 2015 #23

Article extrait du Magazine Causeur



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