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Itinéraire d’un mao

Sorj Chalandon publie "Le Livre de Kells" (Grasset, 2025)


Itinéraire d’un mao
Le journaliste et écrivain français Sorj Chalandon © P. Matsas

Dans son dernier roman, Sorj Chalandon revisite ses propres souvenirs pour retracer une jeunesse militante à l’extrême gauche dans les années 1970, n’hésitant pas à transformer au passage quelques noms et événements.


Ils ne sont plus très nombreux à se lancer dans une autobiographie racontant leur engagement pour changer le monde de manière ultra violente. « Ils », ce sont les maoïstes de l’ère post soixante-huitarde. Les petits matins blêmes de Billancourt seraient effacés par le Grand soir. Les prolétaires finiraient par dynamiter les structures bourgeoises. La gauche radicale était l’avenir radieux du monde. Elle avait ses héros : Staline, Pol Pot, Hô Chi Minh, Castro, Trotsky… Elle était le camp du Bien. Malheur à celui qui s’y opposait, il finissait au goulag de la pensée. N’oublions pas qu’il était préférable d’avoir tort avec Sartre que d’avoir raison avec Raymond Aron. Malgré l’aide de la barre de fer et du cocktail Molotov, le triomphe n’eut pas lieu. « Le chagrin du temps en six cents vingt-cinq lignes » – Léo Ferré – est venu à bout de la révolution. Leur idéal de justice sociale et de société permissive n’a pas résisté aux sirènes du consumérisme. Les révoltés sont rentrés dans les rangs du conformisme, ils sont devenus individualistes, soucieux de toucher chaque année les dividendes de leur palinodie.

Percutant

Le roman de Sorj Chalandon, Le Livre de Kells, est captivant parce qu’il raconte, sans lyrisme et en toute franchise, les grandes luttes idéologiques du début des années soixante-dix. De Gaulle avait quitté le pouvoir et la France n’avait pas réglé la question du pétainisme. La rue était le théâtre d’affrontements musclés entre la Gauche Prolétarienne, la redoutable GP, et l’extrême droite, incarnée par Ordre nouveau et le Front national dirigé par l’ancien para, pro Algérie française, Jean-Marie Le Pen. Roman, mais surtout entreprise autobiographique.

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Derrière le personnage de Kells, se dissimule à peine l’auteur qui largue les amarres, Lyon et sa famille, à dix-sept ans, pour se retrouver à Paris, sans connaître personne. Le but : découvrir Katmandou, en passant pas Ibiza. C’est un témoignage de première main, servi par un style percutant. Pourquoi Kells ? Le nom est emprunté au Livre de Kells, « chef-d’œuvre du catholicisme irlandais, rédigé en l’an 800 par des moines de culture » représenté sur une carte postale envoyée autrefois par Jacques, ami d’enfance de l’auteur, glissée dans son sac de débine avec un exemplaire de La Nausée de Sartre et une photo de Guignol. Dans sa poche, un Corneille, un billet de 100 francs, volé à « L’autre » par sa mère. « L’autre », c’est son père, un homme brutal, raciste et antisémite. Il se barre pour ne jamais lui ressembler.

Jeune chien fou

Chalandon l’avait longuement évoqué dans deux précédents romans, Profession du père et Enfant de Salaud[1]. Kells va se frotter aux lois de la rue, dormir sous les ponts, dans un wagon sur une voie de garage, chez un pote qui lui permet de prendre un bain pour enlever la crasse des faubourgs. Il va voler pour se nourrir, apprendre à éviter les flics, se méfier de tout le monde. Il n’est pas sur la route mais sur les pavés de Paris, ce qui revient au même, le corps est à la peine. Il fait plusieurs boulots, ça l’éloigne de la dèche. Il garde espoir car son idole se nomme Angela Davis. Elle aussi, elle en bave, mais c’est pour la bonne cause : en finir avec la discrimination dirigée contre les Noirs. Quelques personnes vont finir par lui tendre la main. Elles lui apprennent à se battre, à maîtriser l’art de la rhétorique, à devenir « un enragé ». Certaines lui donnent le goût de lire ; cet autodidacte, « jeune déclassé », découvre le théâtre, aime le cinéma. C’est le temps des camarades, c’est surtout celui des copains. Il vend La Cause du peuple, journal interdit depuis le 13 mars 1970, et dont le directeur de publication, Jean-Paul Sartre, a été embarqué par la police. Ça file droit(e) dans la France du banquier Pompidou. Il se rend dans les bidonvilles de Nanterre, soutient les travailleurs immigrés, dénonce l’insalubrité des conditions d’hébergement, fait les devoirs des enfants d’une famille venue d’Afrique du Nord. Il ne déteste pas la castagne avec les flics, ni avec les « fachos ». Il défend les thèses féministes. Ces valeurs humanistes le portent, il y croit. Et puis son cœur n’est pas en bronze. Il y a un très beau passage sur l’odeur de sa mère qu’il n’a jamais connue. « Jamais senti la tiédeur de son cou. Je ne me suis jamais non plus réfugié dans ses bras. » Plus loin, il baisse la garde : « L’odeur d’une mère aurait suffi à me rassurer. »

« Le chien fou libéré de sa laisse » finit par comprendre que son manichéisme ne résiste pas à l’épreuve des faits. Sa résistance n’est pas comparable à celle de ses ainés, les maquisards qui se cachaient sous les chênes nains du Quercy. Son armée des ombres rouges, la GP, n’est pas sans reproches. En avril 1972, une jeune de quinze ans, fille d’un mineur de charbon, à proximité de la propriété de la maîtresse du notaire de Bruay-en-Artois, est retrouvée morte. La Cause du peuple crie aussitôt au crime de classe, les intellectuels de Saint-Germain-des-Prés s’empressent de faire partie de la meute. La vérité éclate : le meurtrier est un adolescent, lui-même fils de mineur. Chalandon énumère d’autres coups d’éclat peu glorieux, en particulier l’attentat sanglant, en septembre 1972, d’un commando palestinien contre des athlètes israéliens, aux Jeux olympiques de Munich. L’opération Septembre noir tourne au massacre. Kells rappelle : « Les onze otages avaient été tués. Certains assassinés dans les premières minutes, d’autres exécutés plus tard. Un policier allemand avait pris une balle, le pilote de l’avion était mort sans avoir décollé. Et cinq des huit Palestiniens du commando avaient été fauchés aussi. » La GP est propalestinienne, sans ambiguïté, Benny Lévy, alias Pierre Victor, son chef, est juif, comme la plupart des têtes pensantes de l’extrême gauche révolutionnaire. Le Grand soir a soudain un goût de cendre. Chalandon écrit : « Jamais je n’avais crié « Palestine vaincra », seulement « Palestine vivra ». Pas question pour moi d’écraser mais d’exister. »

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Kells entre à Libération comme dessinateur de presse. Le numéro 1 parait le mercredi 18 avril 1973. Serge July en est le directeur. Le journal va-t-il être aussi engagé que La Cause du peuple ? Kells en doute, puis finit par l’apprécier. La salle de rédaction lui inspire confiance. Fumées de tabac, cafés tièdes, machines à écrire, croyance en un monde anticapitaliste. Ça continue, au fond, comme si les désastreuses erreurs ne comptaient que pour du beurre, le bilan restant globalement positif, pour reprendre la formule à la mode chez les séides staliniens. Libération se met à genoux devant Mao, et participe à l’ostracisme dont est frappé Simon Leys, le seul écrivain à avoir dénoncé la monstruosité maoïste dans Les Habits neufs du président Mao (1971).

À la fin du livre, Sorj Chalandon donne des nouvelles des principaux copains de Kells. Trois se sont suicidés. Le quatrième, en mission d’infiltration chez les maos, s’est volatilisé avec les munitions.

Sorj Chalandon, Le Livre de Kells, Grasset. 384 pages


[1] « Le père faussaire », article de Pascal Louvrier, paru sur le site de Causeur, 18 septembre 2021.



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Pascal Louvrier est écrivain. Derniers ouvrages parus: biographie « Malraux maintenant », Le Passeur éditeur; roman « Portuaire », Kubik Editions.

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