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Slimane Zeghidour : Sans l’Algérie, il n’y aurait pas d’Opération Serval


Slimane Zeghidour : Sans l’Algérie, il n’y aurait pas d’Opération Serval

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Slimane Zeghidour est grand reporter, essayiste, rédacteur en chef à TV5MONDE. Il a publié, entre autres, L’Algérie en couleurs, photos d’appelés 1954-1962, éditions Les Arènes, 2011.

Causeur. Après l’opération qui a mis fin à la méga-prise d’otages menée le 16 janvier sur le site gazier d’In Amenas, le gouvernement algérien a crié victoire. N’était-ce pas incongru, compte tenu des lourdes pertes parmi les otages et du grave échec des services de renseignement qu’a été l’attaque terroriste ?      
Slimane Zeghidour. Cette affaire est effectivement un condensé de toutes les failles qui émaillent la lutte que le régime algérien mène depuis vingt ans contre les groupes armés islamistes, et cela n’a pas complétement échappé aux médias. Même les journaux les plus favorables au pouvoir ont posé la question qui fâche : comment une colonne de véhicules chargés d’hommes, de vivres, de réservoirs de carburant et d’armes de tous calibres a-t-elle pu parcourir 1700 km de pistes allant du Mali à l’Algérie en passant par la Libye sans être repérée, avant d’occuper sans coup férir un site gazier majeur assurant un cinquième des exportations de gaz du pays ?
Surtout que le 9 janvier, les rebelles djihadistes avaient entamé leur mouvement vers Bamako et que, le 11, la France avait lancé l’opération « Serval »… 
Tout à fait ! Une semaine avant la prise d’otages, le Nord-Mali tout proche était la cible des avions de chasse français venus, à l’appel du chef de l’État malien par intérim, pour, justement, pourchasser les groupes armés qui y avaient établi un émirat obscurantiste coupable, entre autres, de garder en otages trois diplomates algériens enlevés dans le consulat à Gao. D’ailleurs, après la chute de Kadhafi, l’Algérie avait été la première à s’inquiéter du risque de voir refluer vers le Niger et le Mali les « moudjahidin » de la Légion islamique équipés des armes pillées dans les arsenaux de la Jamahiriya.
Voulez-vous dire que l’opération « Serval » a été préparée avec les Algériens ?
Laurent Fabius a déclaré avoir prévenu Alger de son déclenchement. Il a également annoncé en avoir obtenu l’autorisation de survol de son espace aérien. On voit mal la France déclencher une telle opération dans l’arrière-cour de l’Algérie sans, au minimum, la consulter.
Comment expliquer la surprise algérienne, le 16 janvier au matin ? 
On n’aura pas de sitôt la réponse à cette question et cela nourrit toutes les théories qui croient déceler la main du régime dans tous les coups fourrés qui défrayent la chronique depuis vingt ans ! Des « élucubrations » qui laissent de marbre un exécutif rompu à un indécrottable culte du secret hérité de la guerre d’indépendance.[access capability= »lire_inedits »]
Et vous, quelle est votre hypothèse ? Y a-t-il un « coup tordu » ?
On ne prête qu’aux riches… Cependant, le régime algérien est trop sophistiqué pour agir sans soupeser au trébuchet le rapport « qualité-prix » d’un quelconque « coup tordu ». D’autant plus si un tel coup frappe dans leur chair des partenaires de premier ordre comme les États-Unis, le Japon, le Royaume-Uni et la France. Bref, ce n’est pas totalement exclu mais ça me semble peu probable…
En tout cas, les djihadistes se sont attaqués à un gros morceau…
Et comment ! Ce qui est tout à fait inédit, avec In Amenas, c’est que, pour la première fois, un site gazier ou pétrolier est pris pour cible. C’est un tabou qui vient d’être brisé. En vingt ans de guerre, les groupes armés n’ont rien épargné, usines, ports, aéroports, casernes, jusques et y compris le palais du gouvernement, le siège de l’ONU et l’Académie interarmes de Cherchell, le Saint-Cyr algérien, mais jamais, auparavant, ils n’avaient attenté aux sites pétroliers ou gaziers. Cette « immunité » accordée à la principale source de devises du pays a éveillé très tôt le soupçon d’un « double jeu » du régime vis-à-vis des « hordes terroristes »… On peut donc imaginer qu’il y a eu un « deal » implicite, les uns acceptant d’épargner les sites pétroliers et gaziers et les autres de laisser vivoter les djihadistes « réalistes » au lieu de les pourchasser sans trêve. Si un tel « accord » a pu exister – et ce n’est pas impossible – il vient d’être rompu.
Mais comment expliquez-vous que le pouvoir ait été, cette fois, si peu critiqué ?
En s’en prenant aux « bijoux de la famille », les djihadistes ont offert à l’armée l’occasion de se réhabiliter. Malgré les dizaines de victimes, l’assaut a suscité un élan populaire d’une ferveur inédite depuis l’indépendance. C’est qu’à In Amenas, et plus d’un éditorialiste l’a souligné, les soldats n’ont pas défendu un pouvoir contesté mais l’intégrité du pays, le patrimoine national, bref, la « patrie ». D’où l’approbation unanime du recours à la force, quel qu’en fût le coût.
L’armée est félicitée, mais le régime ?  Après les interrogations suscitées par la prise d’otages, le pouvoir pourrait-il s’en sortir en se cachant derrière l’armée ? 
La société n’est pas dupe, et le régime s’y est résigné. L’attaque d’In Amenas va quand même obliger le pouvoir à revoir en profondeur non seulement le dispositif d’alerte en vigueur mais également et surtout toute sa politique vis-à-vis du Sud algérien.
Autrement dit, Alger ne pourrait plus traiter le Sud en « pompe à fric » sans investir dans le développement ? 
Oui ! La moitié sud du pays − soit l’équivalent de l’Italie, de la France et de l’Espagne réunies − qui recèle les trois quarts des revenus de l’État, abrite à peine un demi-million d’habitants. La wilaya d’Illizi, qui englobe In Amenas et  qui est vingt-huit fois plus vaste que le Liban n’a, quant à elle, que 60 000 âmes. L’écart entre l’importance stratégique de cette vaste région et son niveau de prise en charge par le pouvoir central n’est plus tenable.
On parle de l’instabilité de la région  comme l’une des répercussions de la chute de Kadhafi. En même temps,  certains acteurs du chaos sahélien, et notamment AQMI, sont des « produits dérivés » des « années noires » en Algérie…
L’un n’exclut pas l’autre ! Le Sahara, cet océan de sable aussi grand que la Chine, a toujours été le refuge de tous les dissidents, mystiques ou brigands, hérétiques ou gens de sac et de corde. C’est une muraille de Chine horizontale dont le Sahel ou « rivage » en arabe, la zone grise qui à la fois sépare et relie Afrique « noire » et « blanche », reste le ventre mou. Aujourd’hui, ce Sahel est le nouvel Eldorado ou petits et grands affûtent leurs armes… Parmi eux, c’est notoire, des vétérans algériens qui ont d’abord fait le coup de feu en Afghanistan, avant de retourner leur kalachnikov contre leurs concitoyens déclarés « mécréants »… Les « cerveaux » de l’opération d’In Amenas sont des Algériens, quand bien même les Tunisiens étaient-ils plus nombreux parmi les assaillants, si l’on en croit la version officieuse. Pour les militaires algériens, Belmokhtar et consorts ne sont que de vieux chevaux de retour.
Les problèmes sécuritaires de l’Algérie ne se cantonnent pas au Sud. Pas une semaine ne passe sans qu’on annonce un accrochage aux environs de Tizi Ouzou, des terroristes abattus, des embuscades et des faux barrages… Comment expliquez-vous ce bouillonnement en Kabylie ?
La Kabylie fut et reste la caisse de résonance de l’Algérie. Loin d’être une contre-société ou un pays dissident, elle est le un chaudron en fusion de toutes les tensions qui secouent le pays profond. Tous les réseaux, tous les cercles y ont leurs relais, des djihadistes aux « éradicateurs » laïcistes en passant par les féministes, les islamistes légaux, les socialistes, les arabistes, les francophiles. Qu’un terrorisme de « basse intensité » y subsiste encore montre aussi qu’il n’est pas aussi résiduel qu’on le dit. Quand l’Algérie a la fièvre, c’est la Kabylie qui tousse …
La question kabyle rappelle que, au-delà de l’islamisme, un autre problème  traverse la région et tout particulièrement le Sahel : les minorités. Dans la crise actuelle au Mali, il s’agit surtout de la question touarègue. Quelle est la politique touarègue de l’Algérie et quel bilan peut-on en tirer ?  
Sur le million et demi de Touareg, presque un million vivent au Niger, un demi-million au Mali et 100 000 seulement en Algérie. Mais en même temps, l’Algérie est le seul des trois pays à partager avec eux un substrat culturel berbère. Qui plus est, de par son envergure, l’État algérien a pu offrir à « ses » Touareg un niveau de vie sans équivalent chez les voisins. Tamanrasset, avec son aéroport international, ses hôpitaux et son université, est déjà la « capitale » touarègue de facto. Alger a également formé deux générations d’officiers, de diplomates et de hauts fonctionnaires tant maliens que nigériens, qui n’ont pas tous forcément rompu le contact avec leurs anciens instructeurs ou leurs camarades de promotion.
L’Algérie a donc un rôle particulier à jouer et plusieurs atouts pour le remplir. Comment voyez-vous donc la suite diplomatico-politique de l’opération « Serval » et, plus généralement, l’avenir proche du Sahel ?  
Dans l’immédiat, on a ressorti des cartons le projet d’ériger une barrière électronique à la manière de celle qui sépare les États-Unis du Mexique pour mieux contrôler les passages.
Quant à l’opération « Serval », il est encore trop tôt pour savoir si l’Algérie est un partenaire actif de la France ou un simple voisin du Mali, spectateur plus ou moins dubitatif de la crise. Depuis l’indépendance, Alger a poursuivi le même but : être le grand frère des États africains. D’où un soutien résolu à tous les leaders indépendantistes, Nelson Mandela au premier chef. Les accords de paix entre l’Ethiopie et l’Érythrée ont été signés à Alger en 2000. Idem pour l’interminable conflit qui oppose le pouvoir central malien aux rebelles touareg : l’État algérien aura ainsi réussi à leur faire parapher d’abord des Accords de Tamanrasset, en 1991, suivi des Accords d’Alger en 2006. Fort d’un tel entregent, le voisin algérien aura forcément son mot à dire sur l’avenir du Mali.[/access]

*Photo : aheavens.

Février 2013 . N°56

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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