Accueil Édition Abonné Avril 2019 Prostitution: plongée dans la maison de poupées

Prostitution: plongée dans la maison de poupées

Lily, Sofia, Candice, Sarah et moi...


Prostitution: plongée dans la maison de poupées
Harmony, le robot sexuel doté d'intelligence artificielle conçu par la société RealDoll. Photo: D.R.

Dans l’est de Paris, une maison de tolérance d’un nouveau genre offre ses services aux amateurs de poupées moulées hyperréalistes, belles de jour comme de nuit. En toute légalité. 


C’est à Marthe Richard, une ancienne prostituée devenue conseillère municipale de Paris, que l’on doit l’inspiration de la loi qui porte son nom du 13 avril 1946, qui mit un terme définitif à l’exploitation des « maisons de tolérance » en France. L’élue dénonçait alors le fait que ces lieux pussent participer de la « débauche organisée et patentée » – au profit du crime organisé –, ce dont une certaine frange puritaine de la société d’alors ne s’accommodait que difficilement. Pour avoir allègrement collaboré avec l’ennemi sous l’Occupation, les barbillons des maisons closes ne bénéficiaient en outre que de maigres soutiens au sortir de la guerre, ce qui précipita la chute du réglementarisme dans notre pays.

Silicone valley

Paradoxalement, il ne fallut que quelques années pour que la « Veuve qui clôt » – ainsi que la surnommait le Hussard Antoine Blondin – revienne sur sa démarche abolitionniste et admette qu’il s’agissait d’une erreur de jugement. Mais ce revirement n’y fit rien et les portes des lupanars ne se rouvriraient pas ; « on n’irait plus au bobinard, on ne passerait plus un instant au salon : on n’offrirait plus un chocolat au kirsch, un joli ruban, un mignon carafon d’Armagnac ; l’on ne suivrait plus jusqu’au lit un jupon qui vous plai[r]ait ; puis l’on n’irait plus dormir, satisfait », et Perec n’écrirait plus vraiment sa Disparition.

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Pourtant, c’est bien dans une maison close de l’est de Paris appartenant à la société Xdolls qu’un juvénile tenancier me reçoit. L’endroit est d’abord discret, les rideaux sont tirés et de l’extérieur rien ne laisse présager de la nature de l’activité hébergée. Officiellement, au registre du commerce, il s’agit d’une « maison de jeu » ; en guise de partenaires, quatre poupées sexuelles hyperréalistes faites de silicone et proposées à la location, sur place. L’une est déjà avec un client à mon arrivée, les trois autres me toisent froidement.

Les épigones de la Veuve

Dès l’ouverture du lieu, en 2018, les censeurs pavloviens sont montés au créneau : le Front de gauche pour dénoncer très pléonastiquement ce « summum de la déshumanisation du rapport entre les femmes et les hommes », qui banaliserait l’exploitation sexuelle humaine ; quelques phalanges féministes pour conspuer une nouvelle contribution apologétique à la « culture du viol » ; et le PCF par l’intermédiaire de son inénarrable secrétaire général pour appeler à un encadrement législatif urgent de la question des sexdolls, notamment en raison de leurs mensurations perçues comme potentiellement incitatives à la déviance pédophile.

Lorsque j’interroge mon hôte quant aux inimitiés que lui vaut son activité, il me confie susciter également l’ire de certains extrémistes religieux. Au nombre de ceux-là, des groupuscules évangélistes traditionalistes qui le vouent régulièrement aux gémonies via les réseaux sociaux. Et comme souvent, le progressisme radical côtoie de près les anathèmes des fanatiques, unis par les intersectionnalités de leurs revendications minoritaristes.

L’envers des corps

Si la maison close est discrète, voire secrète (l’adresse du lieu n’est pas rendue publique, elle est uniquement dévoilée une fois la réservation effectuée), c’est, m’assure-t-on, dans le souci de préserver la tranquillité des clients. L’activité n’a en effet rien de légalement répréhensible, le Code pénal français considérant qu’il ne peut techniquement y avoir de proxénétisme caractérisé en dehors de l’exploitation d’êtres humains. Or, aussi réalistes et suggestives puissent-elles être, les poupées érotiques restent des objets.

Lorsque le lieu a ouvert ses portes, en 2018, son promoteur s’imaginait répondre aux frustrations sexuelles, aux pratiques déviantes qui trouveraient là un pis-aller, ou aux fétichismes stimulés par de nouvelles perspectives cérémonielles et ludiques. En réalité, la majeure partie de la clientèle n’a que peu à voir avec de telles projections ; elle est en grande partie constituée de quadra, quinqua et jeunes sexagénaires actifs, de catégorie socioprofessionnelle supérieure, souvent pères de famille et amants peu ou prou épanouis dans leurs relations « régulières ». Le reste du contingent est fait de curieux, de jeunes hommes en quête d’expériences nouvelles, de couples libérés et même de quelques femmes seules.

Les poupées proposées présentent toutes des attributs physiques peu équivoques : une taille très marquée, des formes généreuses, un visage à la fois angélique et fortement érotisé. Il s’agit de pantins inertes bien qu’articulés – « rien d’autre que des sextoys d’un nouveau genre, plus évolués » aux dires de leur pygmalion – préfigurant ce que pourrait partiellement devenir la sexualité de demain.

Au fond de la vallée de l’étrange

Dans les années 1970, le professeur de robotique Masahiro Mori observe qu’il existe une relation singulière entre le degré d’anthropomorphisme d’un robot et la nature du ressenti émotionnel généré chez l’homme : plus un robot sera ressemblant, et plus un être humain sera susceptible d’éprouver de la sympathie, voire de l’attachement à son endroit. Mais cette relation n’est pas linéaire ; à partir d’un certain niveau de « réalisme » physique, le malaise, voire le rejet s’installe chez le partenaire humain, mis alors dans l’inconfort par le moindre signal d’artificialité (un mouvement saccadé, une expression faciale incohérente…). Ces réactions négatives s’estompent en revanche lorsque l’androïde est réaliste au point de pouvoir être pratiquement confondu avec un être humain réel. Sur la base de la description de cette dynamique psychologique particulière, le roboticien japonais a élaboré le concept de « vallée de l’étrange » pour qualifier cette zone particulière des relations hommes-robots où le trouble prévaut, parce que les machines sont trop proches de l’homme en apparence pour rester tout à fait des machines, mais que l’illusion de leur anthropomorphisme n’est pas suffisante pour qu’elles soient tout à fait perçues comme nos semblables.

Avec leurs mensurations fantasmatiques et les traits lisses et figés de leurs visages, les poupées sexuelles se tiennent encore quelque peu en surplomb de ladite vallée. Mais les progrès rapides et conjugués de la robotisation et de l’intelligence artificielle s’emploieront à les « humaniser » sans cesse un peu plus et in fine à franchir cette barrière. Le futurologue Ian Pearson estime ainsi que la démocratisation des rapports charnels entre humains et robots sera pleinement effective d’ici 2050. D’ici là, les abolitionnistes aboieront et la caravane passera probablement. La virginité de « Harmony », l’un des robots sexuels doté d’une IA les plus abouties, a été mise en vente l’année dernière. Par une militante féministe New Age américaine.

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Avril 2019 – Causeur #67

Article extrait du Magazine Causeur




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Docteur en philosophie de l’École normale supérieure, professeur chargé de cours à l’Essec, coauteur (avec A.-S. Nogaret) de l’essai "Français malgré eux", préfacé par Pascal Bruckner. Il publiera en 2022 "Le Statistiquement correct", au Cerf.

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