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Sollers, l’hymne à la vie

Yannick Gomez publie "Sollers, le musicien de la vie" (Nouvelle marge, 2025)


Sollers, l’hymne à la vie
L'éditeur et écrivain Philippe Sollers (1936-2023) © Hannah Assouline

Sollers nous revient sous les traits d’un maestro. Il connaissait la musique, celle des classiques révérés – Bach, Haydn, Mozart – mais aussi celle des mots, les siens, précis, bondissants, harmonieux, sans oublier celle de nombreux autres, « les voyageurs du temps », morts plus vivants que les vivants. Sollers a joué sa partition en virtuose de la vie. Il a tenu en respect les dévots, les femmes fatales, les fonctionnaires du culturel, les universitaires sentencieux, les spectres de la Société du Spectacle, les programmés du système, les peine-à-jouir de l’édition, il a mené une guerre totale, celle du goût, loin de la légion des fausses valeurs. Il a résisté au désenchantement institutionnel, indiquant sans relâche le Sud et les chemins de traverse. Il est entré en clandestinité dès l’adolescence et n’a plus quitté ce jardin protecteur, l’île de Ré. Ré, la note et le territoire. Il a offert en pâture son double médiatique, avec bagues, fume-cigarette, coiffure de moine, Bloody Mary à la Closerie, ondoyant, charmeur, colérique, insaisissable, oxymorique, balayant d’un revers de main vénitien les parasites, imposant sa foulée rapide, signant ses prestations d’un rire bataillien. Il a chanté, dansé, composé sous la pluie noire du nihilisme. Il a fini par quitter la scène le 5 mai 2023. Son esprit, influencé par les Lumières – Rémi Soulié le souligne dans sa préface – manque cruellement. Il nous reste son œuvre, colossale et encyclopédique. Mais il paraît qu’elle n’intéresse plus guère. C’est la période du purgatoire. Soyons optimistes quant à la décision finale. Sollers n’a jamais agi contre Dieu.

Stimulant

Maestro Sollers, donc. C’est un jeune homme plein de fougue et de talent qui l’écrit. Il se nomme Yannick Gomez, il signe un essai inspiré : Sollers, le musicien de la vie. Le garçon est pianiste, compositeur, titulaire d’un doctorat en interprétation – piano – de l’université de Montréal. Il a déjà publié D’un musicien l’autre, de Céline à Beethoven. Il arpente en fin connaisseur l’œuvre de Sollers, son essai le prouve. L’angle choisi est impeccable. Sollers a toujours mis en avant la musique classique dans ses romans, essais, articles. Il écrivait en écoutant notamment Bach – le cinquième évangéliste. Il a passé le premier confinement avec Haydn et sa complice Josyane Savigneau – les 104 symphonies de Haydn y sont passées, nous apprend Gomez. La musique, c’était son moteur contre le bruit entretenu par la société. L’auteur de cet essai le prouve en remontant le fleuve Sollers. Il a lu tous ses livres, crayon de papier à la main, à commencer par son premier roman, Une curieuse solitude, même si ce n’est pas la source de l’œuvre de l’écrivain né à Bordeaux, en 1936. Sa démonstration est sans faille. Ses courts chapitres nous stimulent.

Sollers était un corps en mouvement. Et c’était un corps musical, puisque la musique est elle-même un corps. Les femmes qui circulent dans son œuvre sont du reste souvent musiciennes. Elles méritent un arrêt sur image, ce que fait Gomez. Peu importe de savoir si elles ont existé ou sont purement fictives, chez Sollers la réalité et la fiction se mélangent jusqu’au tournis. L’écrivain paradait au bras de musiciennes célèbres. Stéphane Barsacq a révélé récemment qu’il l’avait mis en relation avec Cécilia Bartoli. Il s’est promené avec lui et Hélène Grimaud dans les jardins de Gallimard. Sollers, d’habitude timide, n’espérait qu’une chose : que tous les écrivains présents ce jour-là le vissent avec la célèbre pianiste.

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L’oreille était l’organe essentiel pour Sollers. Lui qui avait souffert enfant d’otites à répétition, avait l’oreille sûre. Un jour, dans son minuscule bureau de la « banque centrale », entendez Gallimard, il m’avait lu, à haute voix, l’incipit de trois ou quatre manuscrits reçus la veille. « Vous entendez, Louvrier, comme c’est mauvais. Pas mélodique. Pas de rythme. Pas de style. Ça ne peut donc pas penser. La pensée, c’est d’abord mélodique et rythmé. Poubelle. » Dans L’éclaircie, Sollers, que cite Gomez, déclare : « Je conviens qu’il faut une oreille spéciale pour les entendre (les bons écrivains). Le Diable, lui, est une rock-star qui fait un boucan d’enfer. »

La musique – les fleurs également – ont contribué à affermir la pensée de Sollers. Elle lui a permis d’éviter les innombrables pièges tendus par les institutions officielles. La leçon principale de l’auteur de Femmes est d’avoir su préserver sa liberté, ce qui permet à son œuvre d’éclairer a giorno la beauté. Pour paraphraser Kundera, on pourrait dire que la partition musicale de la vie de Sollers a permis de dénoncer le kitch totalitaire qui recouvre la « merde de ce monde ».

Sans fausse note

Le portrait de Sollers, que propose Gomez, tient les promesses de l’introduction. Il est sans fausse note, fouillé, précis, documenté. Le chapitre consacré à la solitude de Sollers est pertinent. Pour l’avoir fréquenté, je peux dire qu’il savait la préserver derrière les murs de la maison du Martray ou ceux de son studio parisien. Ne parlons même pas de Venise, où la solitude se conjuguait à deux, sans jamais troubler la guerre qui se jouait sur la page blanche. Ses fameuses IRM – identités rapprochées multiples – étaient un dôme de fer efficace. Gomez : « Tout porte à croire que vivre musicalement ses romans en cours, donc sa vie, propulse l’auteur se réclamant de ce mode de vie, de pensée, dans une curieuse solitude, royaume merveilleux des Atlantes noyés et oubliés. » Une « curieuse solitude », oui, et un « défi » clairement annoncé dès 1957 dans son premier texte que plus personne, à tort, ne lit. Tout y est, net, sans pathos, loin des pleurnicheries romantiques mortifères.

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Yannick Gomez a tenté une intrusion dans la boite noire sollersienne. Mais comme à l’intérieur d’un sous-marin nucléaire, les cloisons sont étanches. Le mystère demeure. Cet écrivain majeur a donc de beaux jours devant lui. Les mouettes le protègent, et l’acacia se porte à merveille.

Nous sommes vers le 20 août, quand l’été bascule. Je rends visite à Sollers dans sa propriété du Martray. Conversation sur la plage. Il évoque ses 20 ans, ses premiers écrits. Je le revois comme si c’était hier. Il a le teint hâlé, il porte un pantalon beige tirebouchonné, une chemise de lin bleu, le vent se lève soudain. Nous nous quittons, son regard se cache derrière ses lunettes noires d’agent secret. Je traverse le pont, direction La Rochelle. Sa voix demeure en moi. Les mots, les syllabes détachées, les brefs silences qui ponctuent sa réflexion. Sur la gauche, les petites falaises de la côte, c’est marée basse. Je crois reconnaître le décor naturel des dernières pages du Défi. La plage, le suicide de la jeune femme, Claire, le calcaire qui boit le sang de son visage. Le narrateur, à ce moment précis, joue avec le sérieux. C’est l’acte fondateur de sa vie d’homme libre, et d’exilé.

Yannick Gomez, Sollers, le musicien de la vie, préface de Rémi Soulié, Éditions Nouvelle Marge. 144 pages

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Pascal Louvrier est écrivain. Derniers ouvrages parus: biographie « Malraux maintenant », Le Passeur éditeur; roman « Portuaire », Kubik Editions.

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