Petites bouchées froides


Petites bouchées froides

nawab aymen hacen

Samedi 26 juillet 2014-28 ramadan 1435

Sur Facebook une photo circulant d’un certain Wissam Attal, médecin palestinien, originaire du Camp de Jabaliya, dont on dit qu’il serait le kamikaze ayant commis l’attentat qui a détruit le tombeau du prophète Jonas à Mossoul en Iraq. Cette nouvelle me laisse bouche bée, d’autant plus qu’elle illustre merveilleusement les vers du grand poète irakien Modaffar al-Nawab qui, dans un superbe texte intitulé « Dans la vieille taverne », s’adresse à une prostituée en ces termes :

 

نخبك… نخبك سيدتي
لم يتلوث منك سوى اللحم الفاني
فالبعض يبيع اليابس والأخضر
ويدافع عن كل قضايا الكون
ويهرب من وجه قضيته
سأبول عليه وأسكر.. ثم أبول عليه وأسكر
ثم تبولين عليه ونسكر

Santé à votre santé madame

Seule la chair mortelle en vous a été corrompue

Alors que d’autres vendent les vertes et le pas mûres

Et défendent toutes les causes de la terre

Fuyant devant leur propre cause

Je leur pisserai dessus et m’enivrerai puis je leur pisserai dessus et m’enivrerai

Puis vous leur pisserez dessus et nous nous enivrerons

 

Nawab, qui est l’idole de Boj, est l’une des voix les plus puissantes de la poésie arabe de la seconde moitié du XXe siècle. Né en 1934, fin lettré et poète engagé, il a cherché à quitter son pays en 1963 au moment où les nationalistes pourchassaient les communistes. Par Bassora, il a rejoint la célèbre région rebelle d’al-Ahwaz, avec l’intention de gagner la Russie soviétique en passant par l’Iran, mais les services secrets du Shah, la Savak, l’ont attrapé et livré aux siens après l’avoir torturé. Dans son poème épique, Orchestre nocturne, il fait allusion à son calvaire et laisse entendre qu’il a été émasculé. Poète de la douleur, de l’ivresse, de l’errance, il fait notre bonheur dans la mesure où sa manière de dire la poésie, à la fois lyrique et dramatique, enchante autant qu’elle désenchante, émerveille autant qu’elle fustige dans le but d’éveiller. Nawab est inédit en français et je pense qu’il est temps de le traduire. Je compte le faire un jour…

Ne pouvant rien contre les fanatiques de Da’ech, acronyme de l’État islamique en Irak et au Levant, j’envisage de lutter par la poésie, avec à la main droite le Syrien al-Maghout et à la gauche l’Irakien Nawab. Mon mentor, Sid’Ahmed, va quant à lui plus loin, voulant s’attaquer au romancier israélien arabophone d’origine irakienne, Samir Naccache (1938-2004).

Ce matin, avant prendre la route pour Hammamet, j’ai tenu à voir le très bon Jamel M’Sallem. Je voulais en savoir plus sur le décès d’Amir, sur l’avancement du rapatriement de la dépouille, sur les exactions policières pendant le ramadan, vu qu’il est l’une des figures régionales de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme. Le calme quasi-flegmatique de Jamel est impossible en Tunisie, en Méditerranée même. Sa voix est monotone mais chaleureuse, sa gestuelle mesurée mais communicative, ses sourires et rires rares mais exquis. Il a tout d’un leader et je pense que, s’il se présente aux prochaines élections législatives, il aura de fortes chances de l’emporter. Je sais que s’il le fait, ce sera aux côtés du Front populaire. Le comble, c’est que j’en connais plusieurs qui, en dépit de leur appartenance à d’autres partis ou colorations ou sensibilités politiques, voteront pour le Front populaire rien que pour Jamel. Même moi, je l’aurais fait si je votais à Sousse. Heureusement que, allant voter à Hammamet, je vais éviter ce tiraillement ! Je le lui dis et nous en rions…

Dimanche 27 juillet 2014-29 ramadan 1435

4h22. Je pense à la station de louages de Taffala à Sousse. Lieux sinistrés dignes d’un film apocalyptique. Certes, le quartier situé à la périphérie de la ville a toujours été considéré comme un coupe-gorge, mais les choses ont empiré au cours de ces trois dernières années. Pourtant c’est une sorte de poule aux œufs d’or. Le chiffre d’affaires de cette station reliant Sousse à toutes les régions et villes du pays jusqu’à la Lybie, doit être colossal. Mais d’aucuns veulent juste s’en mettre plein les poches sans avoir à débourser le moindre sou pour restaurer, entretenir, investir. À 15h, quand j’y suis arrivé, sous un soleil de plomb, la canicule et le ramadan ayant eu raison des corps et des esprits en cette fin du mois de ramadan, j’avais l’impression d’être en pleine géhenne. Les visages me semblaient en cours de décomposition. La dame du guichet n’arrivait même pas à articuler et le conducteur avait de la peine à mettre de l’ordre dans le coffre de la voiture de louage. Je me suis sérieusement demandé si l’homme en question était en mesure de nous conduire sains et saufs à bon port. Pour ne pas y penser, je me suis plongé dans ma tablette, objet dont je dispose depuis moins de quarante-huit heures et que je suis en train d’apprendre à manier, manipuler, amadouer… C’est intelligent et je comprends l’engouement de certains de mes amis poètes, écrivains et philosophes pour ces objets intelligents. Roland Jaccard ne s’en sépare pas et Moncef Mezghanni dans ses récitals de poésie lit à partir de sa tablette qui lui sert également de cahier d’écriture. Je ne sais pas si moi aussi je vais y arriver, moi qui écris encore à la plume, qui utilise des encriers pour recharger la pompe de sa plume, qui vis entourés de beaux carnets.

Après la rupture du jeûne, tous les yeux se sont tournés vers la chaîne nationale pour savoir si aujourd’hui était le dernier ou l’avant-dernier jour du ramadan. Depuis le bureau du mufti, on nous a d’abord appris que le croissant de lune du nouveau mois n’a pas été aperçu dans 21 sur les 24 gouvernorats du pays. À un moment, il m’a semblé qu’on avait peur de nous annoncer que mardi serait, selon la formulé consacrée, « le premier jour du mois de chawwal et le jour de l’aïd el-fitr ». Mais à un moment, j’ignore ce qui s’est passé et on a soudainement annoncé que demain sera « le premier jour du mois de chawwal et le jour de l’aïd el-fitr » ! J’ignore quelle mouche a piqué le mufti et les autorités religieuses, mais je pense que « le capital » a pris le dessus comme toujours, comme le matériel l’emporte sur le spirituel. (Je voudrais entre parenthèses décrire cette caricature croisée sur la Toile : deux voleurs, à la manière des Dalton, sont face à face, l’un portant un costard, l’autre une djellaba. Celui qui porte la djellaba dit à l’autre, mais je traduis en y mettant du mien : « Vous autres, allez-vous cesser de jouer petit bras, allez-vous enfin grandir ? Laissez donc tomber le trafic de drogue et d’armes, lancez-vous dans la religion, ça rapporte plus et de loin ! »)

Je ne plaisante pas, je viens de comprendre le sourire malicieux de notre ami Monem G., haut fonctionnaire à la Banque Centrale qui, vendredi soir au café en compagnie de Boj, nous a confié qu’il était là, à Hammam-Sousse, jusqu’à lundi après-midi, après quoi cap sur Tunis pour le travail… Ce n’est donc pas une question d’observation de croissant de lune, mais d’agenda… Sans doute les raisons économiques ont-elles été prises en considération, car entre le 25 juillet, jour de la fête de la République donc jour férié, le long week-end qui s’est imposé de ce fait et l’Aïd mardi, ce qui nécessite deux jours de congé (mardi et mercredi), cela aurait pesé lourd, très lourd sur l’économie du pays en souffrance. Comme je l’ai dit au début de ce journal, le saint mois est plus celui de la piété et du recueillement frelatés que du travail et de l’engagement. Nous avons intérêt à mettre les bouchées doubles si nous ne voulons pas nous contenter de telles petites bouchées froides. À ce titre, le petit mot par lequel le poète irakien Modaffar al-Nawab introduit l’un de ses plus récents poèmes, « Trois vœux au seuil de la nouvelle année », me pousse à faire moi-même preuve de rigueur, quitte à paraître méchant, belliqueux ou même cynique : « Pardonnez ma tristesse, mon ivresse, ma colère et mes mots qui blessent. Certains parmi vous diront qu’ils sont médiocres. Pourquoi pas, mais montrez-moi une situation plus médiocre que la nôtre. »

Demain sera donc jour de fête. Ainsi soit-il, même si c’est déjà notre fête, le pays étant en situation de guerre autant au nord-ouest dans les montagnes d’Ouergha au Kef qu’au centre-ouest au mont Châambi à Kasserine… Sur des pages Facebook, les djihadistes menacent de descendre dans les villes pour y semer la terreur et la mort. Ces assassins sans toit ni loi n’ont pas compris qu’ils sont attendus de pied ferme et que les femmes plus que les hommes les dévoreront tout crus. Qu’ils osent quitter leurs tanières et ils tomberont dans nos souricières. Nous ne leur ferons pas de quartier. Il est temps d’inciser pour crever l’abcès.



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est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Poète, prosateur, essayiste, traducteur et chroniqueur littéraire, il enseigne la langue, la civilisation et la littérature françaises à l’École Normale Supérieure de Tunis.

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