Accueil Économie On ne peut pas faire l’économie de la politique

On ne peut pas faire l’économie de la politique


Il y a quelques siècles, la discipline naissante consacrée à la répartition de ressources rares[1. merci à Bibi de m’avoir signalé cette lacune!], la création et la distribution de richesses s’est-elle même nommée « Economie politique ». Débarrassée de cet adjectif gênant, l’Economie, devenue science, a oublié son rôle originel : analyser et quantifier certains phénomènes et comportements humains pour comprendre le fonctionnement des sociétés mais aussi pour permettre aux acteurs de prendre des décisions raisonnables. Pour aller vite, calculer le coût de quelque chose permet de comparer des pommes et des poires et de hiérarchiser les besoins et les choix. Rien de moins.

À l’évidence, l’Economie telle qu’on la conçoit aujourd’hui n’est pas capable de répondre aux questions les plus importantes que pose toute société humaine : comment souhaite-elle organiser la vie et les relations entre ses membres ? Quel niveau d’inégalités est-elle prête à supporter pour équilibrer libertés et paix sociale ? Comment équilibrer et concilier intérêt général et intérêts privés ? Les réponses à toutes ces questions-là sont négociées dans le cadre de ce qu’on appelle la Politique.
L’Economie éclaire – ou devrait éclairer – la Politique sur trois plans : elle colle des étiquettes de prix sur les choix, propose la manière la plus efficace d’atteindre des objectifs définis notamment par les préférences exprimées par les électeurs et elle améliore l’adéquation des moyens et des fins en évaluant l’impact des mesures prises.

Ce rappel peut sembler scolaire. À la lecture des récentes contributions de Georges Kaplan, en particulier de son texte sur la politique industrielle de la France, il me semble particulièrement nécessaire. De même que l’officier de renseignement conseille le chef de guerre sans se substituer à lui, l’économiste doit éclairer ou même critiquer les décisions du politique, pas les prendre à sa place. Il a le droit voire le devoir d’évaluer les conséquences économiques des différentes options pour obliger les décideurs à dévoiler le prix à payer – c’est-à-dire à quoi il faut renoncer – pour chacune d’elles. Mais il ne saurait récuser une politique même armé d’une avalanche de statistiques.

En réalité, Georges Kaplan prétend démontrer la supériorité « rationnelle » des solutions libérales. Je ne discuterai pas ici la validité de ses démonstrations, souvent très convaincantes car l’ami connaît son sujet. Il me semble important de rappeler que l’Economie n’a pas à déterminer les finalités et que la rationalité comptable ne saurait être le seul critère de choix de nos gouvernants. C’est encore plus vrai dans un pays où la puissance publique n’est pas seulement un arbitre mais un acteur du jeu économique. Or, ce rôle spécifique de l’Etat correspond à ce que veulent la plupart des citoyens. Si Georges Kaplan pense que la solution de tous nos problèmes se trouve dans le laissez-faire, il lui faut d’abord en convaincre ses concitoyens.

En clair, même si le peuple a économiquement tort, il a politiquement raison. Peut-être a-t-il par exemple excellentes raisons de vouloir conserver les usines en France quand bien même il serait prouvé que cela n’a aucun intérêt économique. D’ailleurs, si ces raisons étaient mauvaises ou jugées telles par Georges Kaplan, cela ne changerait rien au raisonnement. En conséquence, même s’il existait une vérité économique irréfutable, ce dont on peut douter, elle ne saurait être l’unique boussole des gouvernants : ou alors, confions la gestion du pays à un ordinateur bien programmé. L’action politique ne peut pas être menée par un logiciel de gestion.

Le point de vue de Kaplan sur la politique industrielle illustre bien cette confusion entre fins et moyens. On ne voit pas pourquoi, en effet, une nation ne pourrait pas choisir entre l’intégration dans un ensemble plus large, comme c’est le cas de la France avec l’Union européenne, et le maintien de son indépendance – en l’occurrence, il s’agit plutôt de définir l’équilibre entre ce qui est mutualisé et ce qui reste géré au niveau national. Ainsi, fabriquer des avions de chasse et des lanceurs de satellites au lieu de les acheter moins cher ailleurs est, à mon avis, une excellente décision, même si elle a un effet négatif sur la comptabilité nationale. Si on suivait le dogme libéral, la France abandonnerait les industries de la défense aux Etats-Unis et consacrerait les moyens ainsi libérés aux secteurs où elle jouit d’un avantage comparatif. Fermer Dassault et Thales pour développer Hermès et des Chanel ? Non merci !

Par ailleurs, aucune politique économique démocratique ne peut ignorer ses conséquences sociales. On peut me fournir tous les tableaux Excel du monde prouvant que la France gagnerait à ne conserver que les secteurs les plus innovants à forte valeur ajoutée – ce qui supposerait d’ailleurs que les Brésiliens et les autres acceptent aimablement de fabriquer des T-shirts. Je ne vois pas pourquoi nous accepterions de rejeter hors du marché du travail tous ceux à qui nous n’avons pas su donner une formation de haut niveau. Peut-être que dans le monde merveilleux du marché, il serait moins coûteux de les payer à ne rien faire. Seulement, voilà, je n’ai pas envie de vivre dans cette société-là. Permettre aux gens non-qualifiés de trouver du boulot est une preuve de civilisation. Nous ne sommes pas tous X-Mines ou Normale-ENA ! Que fera-t-on des gamins qui quittent l’école à 15 ou 16 ans quand les emplois peu qualifiés auront tous été délocalisés en Asie du Sud ou en Afrique du Nord ? Est-il aussi insensé que cela de soutenir des secteurs qu’un laisser-faire général condamnerait à la disparition ?

Quid de ceux qui ne peuvent pas passer d’un secteur agonisant à un autre en forte croissance ? Derrière les chiffres, se profile une mort sociale pour toute une partie de la population, à cause de leur âge, de leurs compétences ou de leur lieu de vie. Et en admettant que Kaplan ait raison et qu’on ne fasse que retarder de 10 ans une évolution inéluctable, dix ans de vie digne pour des centaines de milliers de nos concitoyens seraient-ils si négligeables ? Permettre à une génération de quinquas de partir à la retraite dignement, sauver les commerces et les PME d’une petite ville et le tissu social d’une région sont des objectifs aussi louables et légitimes que d’améliorer la productivité et la compétitivité de la France.

L’intervention de l’Etat – exécuteur des choix politiques décidés par la société – a sans doute des effets pervers, mais un libéralisme sans bornes en aurait peut-être de plus déplaisants encore. La concurrence est-elle toujours une bénédiction ? La gestion privée est-elle toujours heureuse ? Les réponses me semblent évidentes. Au lieu de brandir des dogmes, posons-nous de manière pragmatique la seule question qui vaille : il ne s’agit pas de savoir si l’Etat doit intervenir ou pas mais comment il doit le faire. La transformation de millions d’égoïsmes individuels en intérêt général est un exercice trop compliqué pour le laisser à la seule « main invisible ».



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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