L’écrivaine mauricienne Nathacha Appanah publie un livre choc sur les violences faites aux femmes. Incontournable.

Il est des livres dont on ressort profondément ébranlé. La nuit au cœur est de ceux-là. Il y est question de trois hommes qui ne seront jamais désignés que par leurs initiales. MB, maçon né en Algérie. RD, chauffeur dans un ministère. HC, journaliste et poète. Trois hommes apparemment au-dessus de tout soupçon. Et pourtant.
Il y est aussi question de trois femmes. Leurs compagnes. Trois femmes victimes de violences conjugales. Deux d’entre elles vont en mourir. La troisième va s’en sortir et raconter. C’est l’auteur de ce livre. Nathacha Appanah rencontre HC à l’âge de dix sept ans. Elle rêve alors d’écrire et vient de recevoir un prix littéraire. HC, de trente ans son aîné, vient l’interviewer chez ses parents. Rien ne permet alors d’imaginer ce qui va suivre. Il y aura le premier viol, puis les coups, les tentatives de strangulation, les humiliations. HC coupe l’écrivaine de sa famille, de ses amis. Elle qui ne vivait que pour l’écriture, n’écrit plus. Elle dont les proches louaient la gaieté, se sent glisser dans un trou, telle Alice dans le livre de Lewis Carroll. Elle vit la peur au ventre, le jour mais aussi la nuit. HC la surveille, constamment, y compris pendant son sommeil. Elle ne s’ouvre à personne de son calvaire. Jusqu’au jour où HC la poursuit en voiture. Elle sait alors sa dernière heure arrivée. Elle parvient pourtant à s’échapper. Les années passent. Elle tente d’oublier. De minimiser.
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Mais voilà. L’histoire ne s’arrête pas là. En décembre 2000, sa cousine Emma, Mauricienne comme elle, meurt percutée puis écrasée par son mari au volant de sa voiture de fonction. L’affaire est vite étouffée. Puis en mai 2021, près de Bordeaux, Chahinez Daoud, une jeune femme d’origine algérienne est brulée vive par son mari. L’idée se fait jour peu à peu de réunir ces sœurs d’infortune dans un livre, de les « mettre côte à côte, bien au chaud à l’abri » entre ses pages. Nathacha Appanah se lance alors dans une enquête, rencontre les parents de Chahinez, puis ceux d’Emma. Avec une empathie qui ne s’explique que trop bien, elle raconte la vie de ces femmes brisées par la peur. Le scénario immuable. Les insultes, les agressions, l’isolement, le contrôle des sorties, des vêtements. « Attention la prochaine fois » l’avait menacé HC sans terminer sa phrase. Il n’en avait pas eu besoin elle savait que c’était : « je vais te tuer ». L’écrivaine dans un souci permanent d’exactitude ne cache pas combien il est difficile de s’extraire de l’emprise. Ce fut le cas d’Emma qui a voulu quitter son mari par deux fois et a fini par revenir. Ce fut celui de Chahinez. Ce fut aussi le sien. Il a fallu près de trente ans à l’écrivaine avant de pouvoir envisager ce livre avec calme et sérénité. Trente ans pour trouver la bonne distance et faire de ces trois histoires un projet littéraire. Ce qui frappe, au-delà de la force saisissante du sujet, c’est la somptuosité de la langue. Nathacha Appanah traque sans relâche le mot juste. « Je voudrais écrire -confie t’elle-en ponçant (…) les mots, l’orthographe, la grammaire, gratter, gratter jusqu’à buter sur l’os même de l’acte et qu’il existe sur cette page comme tel : un geste inqualifiable, innommable, sans langue, sans mo,t sans orthographe, sans grammaire. » Elle y est plus que parvenue et signe un livre puissant, bouleversant, essentiel.
La nuit au cœur de Nathacha Appanah, Gallimard 282 pages


