Manchette, encore et toujours


Manchette, encore et toujours

fatale cabanes manchette

Jean-Patrick Manchette (1942-1995) apparaît de plus en plus pour ce qu’il est : un des grands écrivains français de la seconde moitié du vingtième siècle. Si l’histoire littéraire, parfois paresseuse, le cantonne encore au rôle de fondateur du néo-polar à la française dans les années 70, d’autres signes ne trompent pas sur la place grandissante qu’il acquiert pour la postérité. Il y a quelques années, une édition Quarto, qui est l’antichambre de la Pléiade, de ses Oeuvres complètes paraissait chez Gallimard, la parution de son Journal chez le même éditeur a montré à quel point il s’agissait d’un écrivain conscient de son art et même d’un théoricien de la littérature, tout comme l’annonçait déjà la publication de ses écrits critiques sur le polar et le cinéma chez Rivages. Et puis il y a aussi le nombre de colloques et d’études universitaires qui ne cessent de croître ainsi que la dette revendiquée par un bon nombre d »écrivains aujourd’hui, et parmi les plus grands, comme Jean Echenoz.

Celui qui voudra découvrir ou redécouvrir Manchette a au moins deux publications stimulantes à découvrir en cette fin d’année. En Folio Policier, c’est une édition « collector » du Petit bleu de la côte Ouest préfacée par James Sallis, lui même auteur américain de romans noirs très élaborés, poète et accessoirement professeur d’université et traducteur de Queneau ou Perec aux USA. Que nous dit-il de ce roman de 1976, sans doute un des plus représentatifs de la manière Manchette qui pousse ici à l’extrême ce qu’on appelait à l’époque le malaise des cadres : « Il juxtapose le vulgaire et le précieux, alterne description de la vie quotidienne et scènes d’une violence si extrêmes et souvent implicites- dans le but de questionner les innombrables leurres de l’existence bourgeoise, d’interroger la possibilité même d’une vie en dehors du consumérisme, du confort et des conventions. Comme Hammett, il affirme que tout le monde ment ; comme Rimbaud que tout ce qu’on enseigne est faux. A l’ère de l’hyperbole e de la poudre aux yeux, les romans de Manchette ont la décence et la grâce  peu ordinaire de paraître beaucoup plus simples qu’ils ne le sont : de signifier beaucoup plus qu’ils n’en disent. »

Manchette, on peut aussi l’aborder par le biais de la bande dessinée, pardon du roman graphique comme on dit de nos jours pour faire sérieux. On a beau ici aimer Tardi, on n’est pas sûr qu’il fut le mieux à même de retranscrire l’univers et surtout l’époque très particulière dont Manchette rend compte, en gros le passage dans le monde d’après sous l’impulsion de la « modernité » giscardo-pompidolienne. Le trait de Tardi, humaniste et vintage, est parfaitement adapté, on l’a vu d’ailleurs, pour nous rendre les horreurs de la guerre de 14, les aventures de la féministe Adèle Blanc-Sec dans le Paris de la Belle-Epoque ou encore les aventures de Nestor Burma quand il y a du brouillard au pont de Tolbiac.

On a donc été beaucoup plus convaincu par cette adaptation de Fatale par le dessinateur Max Cabanes et par Doug Headline, le fils de Manchette. La couleur des années 70 y rendue avec plus d’efficacité, justement dans cette oscillation entre France d’avant et ère psychédélique qui peut aller jusqu’aux couleurs glacées et somptueuses de la Figuration Narrative de Monory ou Fromanger. On saluera aussi l’exploit qu’il y a à s’attaquer à ce roman-là, précisément, Nada et à lui rendre sa somptueuse violence nihiliste car il est sans doute le plus expérimental, et à notre avis, le plus fort de Manchette.

Cette histoire d’une tueuse sans mobile apparent qui s’intègre à la bourgeoisie d’une ville maritime jamais nommée mais qui pourrait être, comme nous le suggère le dessinateur, un mélange de Dieppe, de Trouville et du Havre, avait été refusée dans le cadre de la Série Noire à cause de son éloignement trop prononcé des canons du gente et publiée hors-collection. Manchette y pousse non seulement avec une férocité joyeuse à la Mirbeau sa critique de l’hypocrisie sociale mais aussi sa capacité à créer par son écriture un réalisme glacé, tellement glacé qu’il tire à l’occasion vers un onirisme presque fantastique.

On saluera donc Cabanes et Doug Headline d’avoir relevé le défi et de donner ici la mesure de toute l’ambition de Manchette qui disait, à propos de ce roman, vouloir montrer comment l’écriture impassible de Flaubert pouvait se corrompre magnifiquement dans la langue symboliste de Huysmans à l’image de son héroïne mortifère, Aimée Joubert, détruisant la bonne société de Bléville dans un chaos somptueux et sanglant : « Femmes voluptueuses et philosophes, c’est à vous que je m’adresse ! »

Le petit bleu de la côte Ouest de Jean-Patrick Manchette, préface de James Sallis (Folio Policier)

Fatale  de Cabanes/Manchette (Aire Libre)



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