Accueil Société Le sourire à visage posthumain

Le sourire à visage posthumain


Le sourire à visage posthumain
Réalité virtuelle ?
Réalité virtuelle ?
Réalité virtuelle ?

Kikou31, tel fut le pseudonyme anodin que j’improvisai lorsque, à 11 ans, en cachette de mes parents comme il se doit, mes parents qui dormaient, fébrilement j’ouvris une nuit leur minitel, et tout aussi fébrilement composai le numéro rose dérobé au dos d’un des magazines gratuits que nous recevions déjà dans notre boite à lettres. Ca n’est pas d’aujourd’hui, comme on voit, que le journalisme nous veut du bien. Kikou31 je devenais, Kikou31 j’étais, naïf, au milieu de plus entreprenants et suggestifs Poufiasse75, Tbm22, Orgasmik ou encore, Soumisôtalons, parmi bien d’autres.

J’ai beaucoup ri, cette nuit-là, index gauche index droit, entrant à deux doigts dans l’âge des adultes et leur bonheur de conversation. J‘ai ri beaucoup moins, je l’avoue, lorsque, à un mois de cette première communion, mes parents me convoquèrent un jour, m’accueillant avec les lampions de leur joviale humeur – nous approchions de la saint Nicolas, mais c’est à moi qu’on voulut faire la fête : Kikou, me dit papa, Kikou et ça commençait mal, mon surnom enfantin, dans la bouche du père, signant, je le savais, les prémices faussement tranquilles d’une imminente engueulade.

2217 francs. Le chiffre ne tournait pas rond et je m’en souviens encore. 2217 francs, annonça papa, le fruit de vingt longues connexions nocturnes, à répondre d’abord maladroitement, puis de plus en plus tranquille, doué que j’étais pour la parodie du langage, à Poufiasse75, Tbm22 et dix autres satires turgescents. France Telecom, qui veut la paix des familles, avait justifié le chiffre astronomique en entrant dans les détails.

Il fallut faire un mea culpa.

Mon père ne m’en voulut pas, enfin pas longtemps. Seulement, il joua comme il se doit le père la morale, m’expliquant que ces nocturnes conversations, si elles avaient débouché sur des rencontres, auraient peu me coûter bien plus qu’un mois de ses émoluments.

Il va sans dire que je ne recommençai pas.

Enfin, c’est à voir : Kikou31, c’est le surnom toujours anodin que je n’eus pas de mal à trouver lorsque, à 18 ans, l’empire du Bien ayant rangé le minitel au placard et m’assurant désormais de la grâce internet immédiate, j’entrai le pseudonyme qu’on me demandait, tandis que je me connectai à mon premier site de jeu en ligne, et me voilà parti pour de virtuels combats.

J’ai beaucoup ri, cette nuit-là, index gauche index droit, bombardant à deux doigts, caché sous mon pseudonyme létal. Un Russe et un Autrichien furent mes adversaires d’un soir. J‘ai ri beaucoup moins, je l’avoue, lorsque, à un mois de ce premier Austerlitz, mon père m’a convoqué – je vivais encore sous son toit. Je n’avais pas dormi de la nuit et de son prêche matinal je retins que le bac, à ce jeu-là, serait pour moi un Trafalgar.

Il va sans dire que je promis de ne recommencer pas. Et que ma promesse, je ne la tins pas. J’étais en âge adulte, papa, ton autorité peu à peu remisée au placard. Je me mettais sous la protection de l’empire du Bien, qui ne pouvait pas me vouloir du mal. La preuve, chaque jour davantage, il encourageait mon pseudonymat . À 20 ans, bac en poche, depuis un an parti pour la fac, je quittai la cellule familiale. Je m’approchais d’une vie de travail : la journée, les bancs de la fac, le soir, mes premiers jobs d’étudiant et la nuit, la nuit… Kikou31 en ligne, pour de nouvelles batailles ; Kikou31 en ligne, pour consulter mon premier compte en banque, Kikou31 encore, pour m’inscrire sur un, deux, dix forums, où je pouvais désormais laisser les commentaires que je voulais, en réponse à un article de journal.

Cela me faisait beaucoup rire, je l’avoue, de me moquer en quelques clics d’un internaute qui ouvrait son article aux commentaires. Bien à l’abri sous mon pseudonyme, je pouvais faire le malin, pavoiser, l’insulter, c’était selon. L’empire du Bien me le permettait, n’est-ce pas, il m’admonestait de loin, souriant paternellement.

Aujourd’hui, j’ai 43 ans et l’empire du Bien veille toujours mieux sur moi. Chaque nuit, lorsque j’ai couché les enfants, lorsque ma femme elle aussi dort, main gauche main droite, avec mes dix doigts je frappe frénétiquement sur les touches du clavier de mon ordinateur portable. Avec ce sourire du Bien au dessus de moi, qui veille comme un ange, je commence mon rituel nocturne, invariable : Kikou31 je suis et j’ouvre une première fenêtre, rejoins la communauté en ligne qui se livre d’amicaux combats ; Kikou31 je suis et j’ouvre une seconde fenêtre, consulte mon quotidien favori : tiens, un article sur l’islam, un autre sur l’affaire Polanski, ce soir, c’est fête sur la Toile, Kikou va pouvoir se lâcher, laisser un premier commentaire, attendre une réponse, et puis voilà la chaîne démocratique partie ! Cela fait tellement de bien, cette communauté virtuelle, la nuit, après une dure journée de labeur ; quel plaisir de lyncher tous ensemble, de compagnie ! Mais Kikou n’en a pas fini : une autre fenêtre, et mon compte bancaire apparaît, en ligne, histoire de savoir quelle somme, sur un site de poker, je pourrai me permettre de parier.

Hier, j’ai perdu 300 euros, en ligne. Cela m’a énervé, on comprend. Du coup, pour me calmer, j’ai entré à nouveau mon pseudo, et me suis défoulé, je l’avoue, sur un site pornographique. L’œil du Bien, au dessus de moi, s’est plissé d’un sourire coquin. On est des hommes, semblait-il me dire, ou on ne l’est pas.

Papa, lui, est malade. J’ai appris sa maladie le jour même où mon quotidien favori m’annonçait que la Française des jeux ouvrait ses paris en ligne. Ca m’a fait drôle, on comprend. Il va falloir quand même faire attention. J’ai eu une admonestation de ma banque. J’ai 43 ans, et mon père ne pense même plus à me faire la morale. Mon pseudo, pour ces futurs paris, je le connais d’avance. Je suis libre, libre ! La liberté est en ligne ! L’empire du Bien est toujours là, je le sais. Cela me rassure cet œil, ce sourire, vigilants et tranquilles.

Papa est triste, de plus en plus triste. C’est un vieil homme. Un homme obsolète, voilà ce qu’il disait de lui-même, lorsque je suis allé le voir, à l’hôpital. L’empire du Bien, lui, garde son sourire, invariable.



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Vive la French pride !
Article suivant France-Allemagne, pour mémoire
Nunzio Casalaspro est professeur et collabore notamment à la revue <em>L'Atelier du roman.</em>

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération