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Le socialisme à visage numérique


On entend seriner chaque jour que le numérique multiplie les possibilités offertes aux femmes et aux hommes de notre temps de s’épanouir ici-bas. Peut-être, mais c’est vrai aussi pour leur bêtise. J’en veux pour preuve le texte passionné que Martine Aubry a donné récemment au site Rue 89, dans lequel la Premier secrétaire défend sa vision de notre « vie numérique » et donne en exemple les succès de la société roubaisienne Ankama. « C’est l’une des plus belles réussites du jeu vidéo en ligne », écrit-elle à propos d’une entreprise dont l’un des produits-phares est une émission diffusée sur internet plaisamment intitulée « J’irai loler sur vos tombes ». Sur le site d’Ankama, on trouve aussi, en guise de belle réussite, d’hideux personnages criards dans le style manga qui dans des poses grotesques proposent au chaland d’alléchantes offres commerciales, du genre « 2 mangas achetés = la peluche bilby offerte ». Quant aux jeux vidéo vantés par la maire de Lille, il s’agit principalement du jeu pour enfants Dofus, dont l’objectif est de parvenir à prendre possession de six œufs de dragon magiques et d’atteindre le cercle ultime de la « puissance ultime », soit le niveau 200. Ce qui doit bien représenter, au bas mot, pour les plus habiles de nos chères têtes blondes, quelques centaines d’heures de jeu en ligne. C’est toujours ça de pris sur les discriminations sociales engendrées par les devoirs à la maison.

Serait-ce ce genre de jeu vidéo hautement éducatif que « le programme numérique » socialiste vante sans ambages en déclarant : « aujourd’hui, l’audio, la vidéo, le texte sont combinés de multiples manières, allant jusqu’au jeu vidéo. Ce dernier est encore trop peu valorisé par la puissance publique alors qu’il devient un type d’œuvre culturelle majeure » ? Comment ne pas constater en effet que le jeu vidéo est encore trop peu valorisé par la puissance publique alors que la tragédie classique bénéficie d’un traitement de faveur indigne. Il n’est qu’à comparer la popularité des uns et des autres sur Facebook (à peine 564 fans pour Jean Racine, contre 87 247 pour Ankama) pour constater à quel point l’attention, encore trop souvent accordée par la puissance publique à la littérature du Grand Siècle dont tout le monde se moque, s’exerce au détriment du soutien que cette même puissance devrait accorder toutes affaires cessantes à l’industrie florissante du jeu vidéo.

C’est, n’en doutons pas, dans cette perspective hautement réjouissante que le programme socialiste prévoit encore de « renforcer l’enseignement des technologies du numérique [le gras est d’origine] et de leur usage à l’école et en formation continue, pour assurer aux citoyens une maîtrise des nouveaux langages de communication et de création. » C’est bien vrai ça : les gamins ne passent pas assez de temps à la maison devant les ordinateurs, il faut encore leur ajouter des heures de numérique à l’école. C’est la vie, qui sera numérique ou ne sera pas. Grâce aux machines, nos enfants apprendront à maîtriser les nouveaux langages de communication, à défaut de savoir pratiquer les anciens, et se passeront ainsi plus facilement des profs que Sarkozy leurs chipote. Des profs qu’ils ne verront de toute façon plus, planqués qu’ils seront derrière des machines dont ils maitrisent d’ores et déjà mieux le langage que leurs obsolètes ainés, dont la date de péremption arrive plus vite encore que celle d’un smart-phone d’avant-dernière génération.

Mais ce n’est pas parce que, comme le dit elle-même Martine Aubry, les technologies numériques, telle une mauvaise otite, « se collent à notre oreille » que nous devons mal le prendre. Au contraire, toujours fidèle au poste, elle en veut toujours plus. « Il faut pouvoir, dit-elle, accéder à l’internet partout et à tout moment : dans les trains comme dans les aéroports, les hôpitaux et les mairies, les jardins publics ou les hôtels. »

« Partout et à tout moment » : je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je trouve pour ma part cette idée plutôt glaçante, et elle me donne envie de réclamer non pas un « droit à la connexion » qui semble aller de soi pour madame Aubry, mais son inverse exact. Avec Alain Finkielkraut, je revendique un « droit à la déconnection », que je vais d’ailleurs m’empresser d’exercer. Maintenant.



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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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