L’émasculée conception


L’émasculée conception

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On les dit réactionnaires, rétrogrades et misogynes : les activistes américains du Men Rights Movement (MRM) sont en guerre contre une société qui a supposément troqué le patriarcat pour une misandrie à tous les étages. Ils sont au féminisme ce que le « coal rolling » est à l’écologisme. Quand les rednecks anti-écolos, au volant de leurs pick-up trucks trafiqués, crachent d’épais nuages de fumée noire au visage des défenseurs d’une « politique verte », les partisans du MRM clament leur détestation du féminisme au travers d’un discours musclé et provocateur. Agents actifs d’un corporatisme masculin, bien que comptant quelques femmes dans leurs rangs, ils décèlent, derrière le projet féministe, un complot genré qui va bien au-delà de la quête de l’égalité des droits. Leurs griefs sont nombreux : le montant exagéré des pensions alimentaires que les pères divorcés seraient condamnés à verser ainsi que l’attribution quasi systématique de la garde des enfants à la mère ; l’indifférence aux violences domestiques subies par les hommes, inversement proportionnelle à la victimisation systématique des femmes, qui laisserait libre cours aux fausses accusations de viol.[access capability= »lire_inedits »]

Les origines du mouvement restent assez floues. On trouve trace en 1898, à Londres, d’une éphémère Ligue des droits des hommes, axée sur les questions de divorce et, plus largement, sur « la lutte contre toutes les monstruosités nées de l’émancipation de la femme ». En 1926, à Vienne cette fois, der Bund für Männerrechte (La Fédération pour les droits des hommes), bénéficia d’un traitement médiatique plus important. Herr Kornblueh, l’un des cadres de l’association, voyait dans « la tyrannie des femmes modernes, qui réclament tous les droits et épousent les hommes dans le but de mener une existence insouciante, sans travail ni enfant, ou tentent d’obtenir le divorce et une pension alimentaire à vie, la cause sous-jacente de tous les maux ». Charlie Chaplin, rompu aux divorces dispendieux et tumultueux, fut l’un de leurs plus fervents supporteurs. En 1927, son divorce d’avec la jeune Lita Grey (elle était âgée de 15 ans au moment de leur union) donna lieu à une féroce bataille juridique, qui fit les manchettes pendant des mois et se conclut par le versement d’une indemnité de 825 000 dollars, un record pour l’époque.

Puis vinrent les années 1970, durant lesquelles la deuxième vague du féminisme américain, d’inspirations diverses, des Black Panthers à Simone de Beauvoir, quitta le terrain de la conquête des droits – dont certains étaient acquis (droit de vote, droit à l’instruction, droit à la contraception) – pour se consacrer à la « libération » des femmes du joug masculin. En réaction fut créée, à Columbia, la Coalition nationale pour les hommes, un contre-mouvement social, plus revendicatif que politique, dont l’objectif était « de sensibiliser sur les façons dont la discrimination sexuelle affecte les hommes et les garçons ». Soit le glissement progressif de la crise du pater familias (d’ordre sociétal) vers celle, identitaire, de l’homme en tant que tel.

À l’âge numérique, on a assisté à la naissance de la manosphère (mot-valise né de la contraction de man et de blogosphère), un boys club virtuel composé de centaines de sites, blogs et forums tout entiers dédiés à combattre les dérives supposées du féminisme et à redonner à la masculinité ses lettres de noblesse. Un phénomène de société inscrit dans le langage à travers divers néologismes, acronymes et autres hashtags. Ainsi, les activistes du MRM, qui sévissent majoritairement sur le site Internet A Voice for Men (AVfM), croisent les pickup artists (PUA), des moudjahidin de la séduction totalement dévoués à l’art de la drague virile (appelé game), qui prodiguent leur science à des incels, contraction de involuntarily et celibate – soit des célibataires par défaut désespérant de goûter aux joies de l’amour et du sexe. Pour eux, le monde est séparé en deux clans : celui des « mâles alpha » ayant pris la Red Pill (d’après la pilule rouge avalée par Keanu Reeves dans Matrix pour s’extraire de la réalité simulée) et celui des « mâles bêta », ayant opté pour la Blue Pill, synonyme d’illusions et de soumission à une société en proie à une conspiration féministe. Une vision qui conduit certains hommes à rejoindre la communauté MGTOW, abréviation de « men going their own way », composée d’hommes ayant renoncé à toute relation avec les femmes. Du prédateur stratège au démissionnaire, les membres de ce groupe à large spectre sont convaincus qu’en adhérant au mythe de l’oppression féminine au détriment de « la nature profonde de l’homme », la civilisation occidentale a perverti l’interaction entre hommes et femmes.

Relativement confidentiel et méconnu du grand public, le phénomène a pris une tournure nouvelle le 23 mai 2014, lorsque Elliot Rodger, un étudiant de 22 ans habitué des forums PUA, a assassiné six personnes et en a blessé quatorze autres à Isla Vista, en Californie, avant de retourner l’arme contre lui. Quelques minutes avant d’entamer sa virée macabre, l’adolescent, atteint du syndrome d’Asperger (une forme d’autisme proche de celle de Rain Man), avait publié une vidéo sur YouTube : « Le jour de la vengeance est venu. Depuis ma puberté, j’ai été forcé à mener une vie de solitude, de rejet et de désirs inassouvis. Tout ça parce que les filles n’ont jamais été attirées par moi. J’ai 22 ans et je suis encore vierge, je n’ai jamais embrassé une fille. Cela a été une torture », y racontait le jeune homme assis au volant de sa voiture, regardant d’un œil fixe la caméra. « Je massacrerai toutes les salopes blondes, snobes et pourries gâtées que j’ai désirées et qui m’ont rejeté. Vous verrez enfin que c’est moi l’homme supérieur, le vrai mâle alpha », poursuivait-il, entre deux rires glaçants.

La tuerie a déclenché une tempête en ligne, incitant les femmes à partager leurs expériences de la misogynie, via le hashtag #YesAllWomen, tandis que les séducteurs kierkegaardiens de la manosphère assuraient que leur coaching en séduction avait précisément pour but « d’empêcher ça ». Comprendre : les actes de Rodgers étaient ceux d’un mâle bêta en manque de reconnaissance. « Vous détestez les femmes car vous n’avez pas les bonnes attentes. Les femmes sont, par nature, manipulatrices, imprévisibles et émotives. Acceptez cette vérité. Une fois fait, vous pourrez vous jouer des femmes pour ce qu’elles sont, et non pour ce que vous voudriez qu’elles soient », pouvait-on alors lire sur le forum Red Pill.

Difficile de ne pas voir dans ces propos les symptômes d’une extrême misogynie, portée par des hommes (pour la plupart blancs de classe moyenne) sexuellement et affectivement frustrés. La trace également d’un manichéisme qui accommode à la sauce yankee le sophisme bêbête : « Les hommes cherchent le bonheur auprès des femmes. Pourtant, les hommes sont malheureux. Donc les femmes sont la cause du malheur. » En somme, une lecture genrée de la misère affective de l’homme occidental, chère à Michel Houellebecq.

Pour le regretté Bernard Maris, assassiné le 7 janvier dernier dans les locaux de Charlie Hebdo, la détresse du héros des Particules élémentaires est principalement d’origine économique – le libéralisme étant par essence l’organisation de la frustration. « L’idée me vint peu à peu que tous ces gens – hommes ou femmes – n’étaient pas le moins du monde dérangés ; ils manquaient simplement d’amour. Leurs gestes, leurs attitudes, leurs mimiques trahissaient une soif déchirante de contacts physiques et de caresses ; mais, naturellement, cela n’était pas possible. Alors ils gémissaient, ils poussaient des cris, ils se déchiraient avec leurs ongles », écrivait déjà Houellebecq dans Extension du domaine de la lutte. Tandis que le fondateur d’AVfM s’affiche régulièrement dans des conférences organisées par les mouvements libertariens, dont se réclament nombre des membres de cette manosphère, les conseillers en séduction monnaient – à prix fort – une promesse alléchante : nous rendre performants sur le marché impitoyable du désir. [/access]

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*Photo: Soleil

Juillet-Aout 2015 #26

Article extrait du Magazine Causeur



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