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Le droit des plus forts


Le droit des plus forts

juges elisabeth levy daumier

On les invite au « Grand Journal » de Canal +. On parle d’eux au « 20 heures ». On les retrouve en héros de séries télévisées – généralement sous les traits gracieux d’une héroïne. Ils fréquentent des journalistes en vue et les discrets cénacles où se rencontrent les gens d’influence. Il serait abusif de dire que les juges sont dans la rue.
Mais voilà belle lurette qu’ils ont quitté l’obscurité de leurs cabinets et l’austérité de leurs prétoires pour se jeter à leur façon, discrète et parfois secrète, dans la mêlée de la vie publique. Le juge d’hier, qui peuple les Fables de La
Fontaine, hante les romans de Balzac, envoie Edmond Dantès au château d’If et Jean Valjean au bagne, tenait sa puissance de l’ordre dont il était un serviteur soumis. Celui d’aujourd’hui tient la dragée haute au puissant. Bref, il a conquis une place de choix au sein de ce groupe informel qu’on appelle « classe dirigeante ».
Rien de plus légitime, dira-t-on. Sans doute. Après tout, il faut se résoudre à ce que la justice soit rendue par des hommes – et même par des citoyens qui pensent, votent et ont leur petite idée sur la marche du monde. Seulement, quand on descend dans l’arène et qu’on donne des coups, même feutrés, indirects et bien mérités, il faut accepter d’en recevoir. Or, de nos jours, le juge a des susceptibilités de jeune fille. Il peut traiter un ancien président d’« abuseur » (présumé) de la faiblesse d’une vieille dame, qualifier de « proxénète aggravé » (et toujours présumé) un ex-responsable politique porté sur la partouze. Mais que l’on s’autorise, à son sujet ou sur ses décisions, un mot plus haut que l’autre, et le voilà qui se fâche tout rouge. Vous avez dit « déshonorant »[1. Pour avoir ainsi qualifié la mise en examen de Nicolas Sarkozy par le juge Gentil, Henri Guaino fait l’objet d’une plainte de l’Union syndicale des magistrats pour « outrage à magistrat et discrédit jeté sur une décision de justice ». Le député des Yvelines et ex-conseiller de l’ex-président a refusé de se rendre à la convocation de la police.]?Au poste, et plus vite que ça ! Vous osez vous indigner de ce que l’homme qui allait devenir l’assassin de votre fille ait été lâché dans la nature malgré un pedigree chargé ? Pour vous, le « mur des cons » suffira.
Quand il est permis de traiter le chef de l’État de « sale mec » et banal d’insulter son prof, l’honneur du juge et l’autorité de la chose jugée ne sauraient souffrir la moindre atteinte. De même, seuls les magistrats seraient dispensés de « transparence ». La Justice admet que l’on espionne une vieille dame, mais quand on dévoile ses malodorants petits secrets, le Syndicat de la magistrature dénonce, avec force criailleries, une intolérable agression contre la liberté syndicale. Il s’agirait, dit-il, d’un coup porté à la sacralité de la fonction. Sauf qu’on ne peut pas jouer sur les deux tableaux : entre l’Olympe et Canal +, il faut choisir.
Il ne s’agit pas de regretter le temps où la Justice était serve, mais de prendre acte de ce que les juges sont devenus des acteurs à part entière du débat public et, par là même, de la guerre souterraine que se livrent les différents dépositaires du pouvoir pour étendre leurs sphères d’influence et leurs prérogatives respectives.
Il n’y a là rien de surprenant : si on connaît les principaux ingrédients qui composent une Justice démocratique – séparation des pouvoirs, indépendance des juges –, l’architecture institutionnelle ne détermine pas à elle seule le rapport de force entre les institutions. Montesquieu ne nous dit pas grand-chose des multiples canaux informels par lesquels passent le magistère intellectuel et l’influence politique. Ainsi, au cours d’un demi-siècle pourtant marqué par une grande stabilité institutionnelle, le rapport de force a considérablement évolué au bénéfice du système judiciaire.
Explicitement déclassés de « pouvoir » en « autorité » par la Constitution de 1958, les juges ont repris la main. Après avoir dû, des décennies durant, plier devant la raison d’État, ce sont eux qui, désormais, rappellent l’État et ses représentants à la raison. Encore une fois, on ne se plaindra pas de ce que nul ne soit au-dessus de la loi. On a néanmoins le droit, voire le devoir, d’interroger, de critiquer et, parfois, de contester la façon dont s’exerce ce pouvoir.
Dans cette reconquête, les juges ont pu compter sur le soutien d’alliés de poids : les journalistes dont ils nourrissaient les enquêtes et qui, à leur tour, donnaient à leurs investigations l’écho qu’elles méritaient. On nous assez répété que, sans cette sainte alliance, les affaires politico-financières auraient été étouffées avant de voir le jour. De fait, on doit aux forces coalisées de la presse et de la magistrature un indéniable progrès démocratique : la fin de l’impunité dont les gouvernants jouissaient dans une très large mesure. Désormais, la peur du juge peut pallier d’éventuelles défaillances du sens de l’intérêt général.
Reste que cette alliance représente une force de frappe considérable, dont on tremble à l’idée qu’elle pourrait s’exercer sans discernement. S’agissant de cette alliance, l’affaire du « mur des cons » est riche d’enseignements. La promptitude et la virulence avec laquelle le SNJ (Syndicat national des journalistes, principale organisation de la profession) a volé au secours du Syndicat de la magistrature montre que la proximité idéologique peut l’emporter sur la solidarité corporatiste.
Certes, comme le clament les honorables juristes interrogés dans les pages qui suivent, il faut créditer les magistrats de leur capacité à se départir, lorsqu’ils siègent, de leurs propres préjugés.
Reste qu’il y a pas mal de chances pour que le journaliste qui « couvre » une « affaire » et le magistrat qui l’instruit ou la juge partagent la même vision du monde et la même ambition purificatrice. Il serait exagéré d’en conclure que les uns attendrissent la viande que les autres feront cuire – autrement dit, que les journalistes arrangent le portrait du prévenu avant qu’il ne se fasse (métaphoriquement) massacrer au tribunal.
On peut comprendre qu’un dirigeant de la droite manifeste quelque réticence à l’idée d’être jugé par un adhérent du SM. De surcroît, on ne saurait exclure que la solidarité aille au-delà de la convergence idéologique spontanée. En 2001, alors qu’il enquêtait pour Le Figaro sur l’explosion de l’usine AZF, Marc Mennessier explora la piste d’un éventuel attentat, divulguant notamment le fait que l’une des victimes était vêtue de cinq pantalons supposés, selon le journaliste, protéger le sexe de l’intéressé en prévision de sa rencontre avec les vierges. Il n’est pas question de discuter cette thèse[2. Que mon confrère me pardonne, mais, tout en admettant ma parfaite ignorance du dossier, je dois avouer que l’hypothèse d’un attentat étouffé par les autorités éveille ma méfiance instinctive du complotisme.], qui valut à son auteur d’être poursuivi par le procureur pour « diffusion de fausse nouvelle de nature à troubler la paix civile ». Il demanda au SNJ, dont il était adhérent, de l’assister dans la procédure, ce qui lui fut refusé : « Pour eux, j’étais un journaliste de droite qui avait pris fait et cause pour un méchant industriel en attentant à l’honneur d’un travailleur immigré. » Un syndicat est certes libre de choisir les causes qu’il défend. Mais le plus intéressant est qu’à la suite de ce refus, l’un des dirigeants du SNJ proposa au confrère de rencontrer discrètement un membre du SM, avec lequel un rapprochement, lui dit-il, était en cours. L’objectif était de faire savoir au SM, et par ricochet, au juge qui siégerait, que le prévenu n’était pas la fripouille raciste que l’on croyait. L’affaire en resta là. Aussi anecdotique soit cet épisode, il n’en est pas moins révélateur du fond de sauce culturel dans lequel certains juges et certains journalistes s’ébrouent de concert.
Il est vrai, cependant, que cette évolution, qui a vu les juges apparaître en pleine lumière, concerne une infime minorité de magistrats instructeurs qui ont enquêté sur les malversations et autres turpitudes de responsables politiques. Le visage et le nom des milliers de juges qui officient chaque jour dans les tribunaux de la République demeurent inconnus du grand public. Par ailleurs, on rappellera à raison que, célèbres ou inconnus, tous les juges sont soumis au droit et que leur pouvoir s’arrête là où commence celui du législateur.
C’est oublier que, dans la pratique, le droit permet souvent tout et son contraire. Du reste, si le représentant élu dispose d’une légitimité supérieure à celle du juge, rien ne garantit qu’il soit moralement meilleur. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en désole, il faut admettre qu’entre le pouvoir politique, d’une part, et, d’autre part, la puissance de feu de juges et de journalistes coalisés, la partie est de plus en plus inégale. Pour autant, il serait absurde de prêter à ces honorables corporations un inavouable désir de domination. En vérité, elles n’ont fait que s’emparer d’un pouvoir abandonné par ceux qui étaient mandatés pour l’exercer. Reste à savoir sur laquelle de ces forces en concurrence, qu’elles soient ou non élues, pourrait reposer aujourd’hui la lourde tâche d’incarner l’intérêt général. Hélas, la réponse à cette épineuse question ne se trouve ni dans la Constitution, ni dans le Code civil.

Cet article en accès libre ouvre le dossier « Qui jugera les juges ? » de Causeur n°3 (nouvelle série) de juin 2013. Pour lire tous les articles de ce numéro, rendez-vous chez votre marchand de journaux le plus proche ou sur notre boutique en ligne pour l’acheter ou vous abonner : 4,90 € le numéro / abonnement à partir de 12,90 €.

Juin 2013 #3

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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