Accueil Édition Abonné «Je ne veux pas la mort de CNews»

«Je ne veux pas la mort de CNews»

Grand entretien avec Delphine Ernotte Cunci (1/2)


«Je ne veux pas la mort de CNews»
Delphine Ernotte Cunci © Delphine GHOSAROSSIAN/FTV

En 2015, la présidente de France Télévisions promettait plus de « diversité » à l’antenne et moins de « mâles blancs de plus de 50 ans ». C’est fait. Mais Delphine Ernotte Cunci réfute toute orientation idéologique. Elle estime que le service public est équilibré. Et rappelle que la cancel culture n’y a pas sa place – la preuve par J’accuse et Illusions perdues, deux films diffusés récemment.


On ne devrait jamais rencontrer les personnalités dont on parle. Ainsi pourrait-on émettre confortablement des jugements péremptoires qu’aucune réalité concrète ne contrarierait. En me rendant à mon rendez-vous avec Delphine Ernotte, mes préventions étaient déjà un peu entamées. Alors que nos aimables confrères des journaux convenables nous taillent des costards à coups d’« extrême droite » et de « fachos », la présidente de France Télévisions a accepté de parler à Causeur – et à votre servante. Elle refuse de se laisser dicter ses fréquentations par le qu’en-dira-t-on. Dans le microclimat des médias, où le sectarisme est bien partagé, cela prouve sa liberté d’esprit.

Cependant, ne connaissant guère d’elle que quelques déclarations plutôt malheureuses, je m’attendais à rencontrer non pas une passionaria gauchiste, mais une femme dogmatique, se pensant missionnée pour rééduquer le populo et combattre l’extrême droite. Alors, Delphine Ernotte voudrait sans doute que France Télévisions contribue à l’émergence d’une société plus « inclusive », mais elle n’a pas la naïveté ou la forfanterie de croire qu’on change l’être humain par l’intimidation ou l’injonction. J’ai donc été un peu désarçonnée de me trouver face à une personne malicieuse et batailleuse, rendant les coups avec intelligence et humour, sans une once de méchanceté ou de ressentiment. Pendant les deux heures qu’a duré notre discussion, elle a répondu honnêtement à toutes mes interpellations. Nous ne sommes pas, loin s’en faut, tombées d’accord sur tout, mais sur l’essentiel qui est, précisément, le droit au désaccord civilisé. Humour, légèreté : si besoin était, c’est la preuve irréfutable que Delphine Ernotte n’est pas woke.


Causeur. Que vous inspirent la plainte de Reporters sans frontières contre CNews et, plus généralement, la décision du Conseil d’État ?

Delphine Ernotte Cunci. D’abord, il me semble très positif qu’on se soucie de pluralisme à la télévision. À France Télévisions, nous faisons très attention à équilibrer notre contenu et à être honnêtes. Ces règles-là ne me posent aucun problème. Donc je comprends l’esprit de la décision du Conseil d’État, mais suis plus circonspecte sur la lettre et son application. Le boulot d’un éditorialiste est de donner un point de vue ! Mais je fais entièrement confiance à l’Arcom, qui défend avant tout la liberté d’expression, pour trouver un moyen de faire cela intelligemment.

C’est-à-dire de ne pas le faire…

En tout cas, il faut concilier l’exigence de pluralisme avec un autre grand principe, qui est la liberté éditoriale. Évidemment, il est impossible de répertorier des chroniqueurs, invités et intervenants en fonction de leurs opinions supposées. Je ne le souhaite pas et je pense que cela n’arrivera pour personne.

Si quelqu’un demandait la fermeture de CNews, l’approuveriez-vous ?

Non, je ne veux pas la mort de CNews. Mais il est normal qu’elle respecte les règles, comme tout le monde. Les fréquences TNT ont une grande valeur marchande. En France, elles sont attribuées gratuitement par la collectivité en contrepartie du respect d’obligations et de conventions, notamment en termes de pluralisme.

Personne ne peut respecter une règle qui n’existe pas encore. Cependant, merci, il est rassurant que la patronne de la télévision publique (la place de la Concorde des médias) défende la liberté !

Je n’ai jamais défendu autre chose. M’avez-vous déjà entendu dire un mot contre une autre chaîne de télévision en France ? Chacun doit rester à sa place. Le législateur, c’est le Parlement, le régulateur, c’est l’Arcom. Mon travail, c’est le pluralisme sur les antennes de France Télévisions.

Encore faut-il le définir…

Dans un État de droit, le pluralisme est un ensemble de règles auxquelles nous sommes tous soumis. Sinon, on considère que le pluralisme est une affaire d’opinion et on pourrait, au prétexte qu’on ne l’aime pas, sanctionner CNews… Ce n’est évidemment pas ma façon de voir les choses.

Marc-Édouard Nabe est l’invité de Frédéric Taddeï dans l’émission « Ce soir ou jamais ! » sur France 2, 10 janvier 2014. DR.

Sauf qu’avec l’arrêt du Conseil d’État, l’Arcom pourrait devenir le gendarme de la bien-pensance…

Je ne peux pas spéculer sur ce qui va se passer. Mais je défends nos lois qui garantissent les libertés fondamentales, la liberté d’expression étant l’une des plus précieuses, comme le précise la Déclaration des droits de l’homme. La loi de 1986, qui régule notre secteur, est avant tout une grande loi de liberté éditoriale et d’expression. C’est d’ailleurs le titre de ce texte fondateur.

La notion de pluralisme n’est pas seulement juridique. C’est aussi un état d’esprit, une façon d’accueillir la controverse loyale. Êtes-vous satisfaite de France Télévisions de ce point de vue ?

L’important, c’est de savoir si les Français sont satisfaits de leur service public. Et ils votent avec leur télécommande. Un Français sur deux nous regarde chaque jour, huit sur dix chaque semaine. À ce niveau de couverture, ils sont représentatifs de toutes les opinions. Il y a des Français qui votent pour tous les partis, et même qui ne votent pas et qui se reconnaissent dans nos chaînes. Nous sommes plébiscités par les Français et ils reconnaissent notre exigence de pluralisme et d’impartialité.

Cela ne signifie pas qu’ils vous trouvent dénués de biais idéologiques ! De plus, contrairement aux autres chaînes, votre groupe est financé par l’argent public, aussi a-t-il en plus de l’obligation de pluralisme et d’honnêteté de l’information, celle de neutralité.

Je n’aime pas beaucoup ce mot, car la neutralité est une notion chimiquement totalement impure. Cela n’existe pas. Pour moi, le service public doit d’abord et avant tout être équilibré, et représenter toutes les opinions et tous les courants de pensée.

Peut-être, mais sauf erreur, le mot« neutralité » figure dans la loi. Comme tous les médias, France Télévisions a, sinon une ligne, une couleur idéologique. La plupart des animateurs, présentateurs et chroniqueurs réguliers sont, sinon de gauche, représentants du même progressisme bon teint…

Alors ça c’est drôle, vous voilà à compter les gens selon leurs opinions ! Moi qui pensais que cela vous offusquait…

D’accord, vous marquez un point. Mais vous voyez bien ce que je veux dire… « Quelle époque ! » Léa Salamé…

Léa est de gauche, première nouvelle ! Vous n’en savez rien, moi non plus. Et c’est très bien ainsi.

Vous avez raison, il serait détestable de l’assigner aux positions de son compagnon. Mais elle officie avec Christophe Dechavanne, qui se fait une gloire de son anti-lepénisme. Comme Laurent Ruquier, qui occupait précédemment cette case. On pourrait aussi citer Karim Rissouli ou Michel Drucker…

… ou d’excellents animateurs qui n’ont rien à voir avec la politique, comme Stéphane Bern ou Franck Ferrand, qui commente le Tour de France. Quant à mes présentateurs de journaux, je ne sais pas pour qui ils votent. Et puis, à vous entendre, il faudrait qu’il n’y ait plus personne de gauche sur le service public !

Nous ne courons pas ce danger ! Le problème n’est pas la présence de ces personnalités talentueuses, mais qu’il n’y ait pas de présence équivalente, dans les émissions politiques ou métapolitiques, de personnalités conservatrices. Pourquoi pas une grande émission animée par quelqu’un comme Eugénie Bastié ?

Toutes les cultures politiques ont droit de cité chez nous. Geoffroy Lejeune est déjà venu, mais nous avons eu Mathieu Bock-Côté plusieurs fois, et nous avons même voulu lui confier un documentaire sur la présidentielle. Ça ne s’est pas fait, car CNews a refusé.

Certes, mais encore une fois, ils sont invités quand d’autres sont la puissance invitante. Tout de même quand on regarde « C à vous », « C ce soir », ou « C politique », ce sont toujours les mêmes opinions qui jouent à domicile.

Je ne suis pas d’accord. Et ce n’est pas ce qui remonte des téléspectateurs. Toutes les études nous accordent un crédit énorme en termes de sérieux, d’indépendance, d’impartialité. Ce sont les invités qui donnent la tonalité. Et j’ajoute qu’ils peuvent nous critiquer. Après le « Complément d’enquête » sur Hanouna, il a été invité à « C médiatique » sur France 5 et il a pu s’exprimer en toute liberté. Aucun autre média ne propose un tel spectre d’émissions, où des points de vue antagonistes peuvent se rencontrer et débattre. Le service public de l’audiovisuel est une maison commune : il appartient à tous et tout le monde doit s’y sentir chez soi.

Pendant la campagne présidentielle, Éric Zemmour était l’invité de « Quelle époque ! ».Il s’est retrouvé face à une meute déchaînée…

C’est votre sentiment. Et puis, une émission peut être plus ou moins réussie, mais j’adore « Quelle époque ! ». Et en tout cas, Monsieur Zemmour a été le premier invité, ce n’est pas rien.

Pourquoi Florence Bergeaud-Blackler, spécialiste du frérisme, qui subit de nombreuses attaques et menaces sur les réseaux, n’est-elle pas invitée chez vous ?

Des experts qui écrivent sur les Frères musulmans, et le fondamentalisme religieux en général, sont très souvent invités sur nos antennes, comme Caroline Fourest, par exemple.

Justement, pourquoi ne pas varier les points de vue ? Une autre personnalité n’est jamais invitée, Gilles-William Goldnadel.

Mais je n’ai pas à justifier nos choix, nous avons encore la liberté d’inviter qui nous voulons. Nous ne choisissons pas les personnalités en fonction de ce qu’ils votent ou de ce qu’ils pensent, mais uniquement en fonction de leur talent et de leurs compétences.

D’accord. Je vous parle aussi d’une petite musique. Je vous parle du traitement de l’insécurité et de ses liens avec l’immigration (désormais attestés par les statistiques du ministère de l’Intérieur). Après la mort de Lola, France 2 s’est déchaînée contre ceux qui y voyaient une faillite de notre politique migratoire. Il faut voir ce que l’on voit, dit Péguy, et ce n’est pas votre plus grand talent.

C’est un fait tragique qui a bouleversé tout le pays. Mais ce que vous dites est totalement faux : notre couverture a été exemplaire.

Si vous le dites…On peut aussi trouver faiblard votre traitement du séparatisme islamiste. Si j’interroge vos journalistes sur l’origine de l’antisémitisme, je vous parie qu’une majorité citera l’extrême droite.

Qu’en savez-vous ? Ce sont des procès d’intention.

Cyril Hanouna est l’invité de « C médiatique » sur France 5, après la diffusion du « Complément d’enquête » qui lui était consacré, 17 septembre 2023. DR.

Referiez-vous une émission comme « Ce soir ou jamais », qui invitait des personnalités proches de l’extrême droite et de l’extrêmegauche ?

Bien sûr, à condition qu’on sache d’où parlent les gens. Le problème que nous avons eu avec cette émission est que des invités étaient présents sans préciser leurs autres activités, parfois très engagées et sans que cela soit clairement dit.

Ces questions d’étiquetage passent à côté de l’essentiel : il régnait sur le plateau de Taddeï une atmosphère de liberté véritable, où des adversaires irréconciliables pouvaient se parler, des points de vue choquants s’affronter.

On ne cherche pas le clash, c’est vrai. On essaie de prendre du champ et d’avoir des débats profonds et contextualisés.

Bienséants, convenables…

On dirait que pour vous, tout débat doit être polémique.

Oui, le débat est un combat.

Il arrive que le ton monte sur nos plateaux, mais ce n’est pas notre objectif. Notre combat, c’est le débat et la pluralité des points de vue. C’est ce que les Français attendent du service public et c’est ce qu’ils trouveront tou »jours chez nous.

Donc, vous n’avez rien à vous reprocher…

Nous pouvons toujours progresser. Mais ce que je peux affirmer avec force, c’est qu’il n’y a pas de ligne idéologique, ni d’exclusive.

Je vous l’accorde, si on peut discuter votre neutralité, particulièrement sur France 5, vous êtes beaucoup moins gauchistes que France Inter.

Je vous laisse la responsabilité de ces propos injustes. S’agissant de France 5, de « C dans l’air » à « C ce soir » en passant par « C àvous », elle est la seule chaîne à proposer quatre heures par jour de décryptage avec des experts, des personnalités publiques. Notre ligne éditoriale est d’éviter le commentaire, de favoriser l’explication, de donner des clés au téléspectateur : libre à lui de se forger son opinion.

Il faut dire que TF1, première chaîne privée d’Europe, autrefois moquée comme la chaîne des « ploucs » de droite, vous double sur votre gauche. Et elle vient de déposer une plainte contre vous pour aide d’État illégale.

C’est une plainte contre l’État, nous ne nous accordons pas les subventions tout seuls ! C’est la troisième fois en quelques années… et une bataille toujours perdue. Surtout, cette guerre menée par TF1 contre le service public est terriblement xxe siècle. À l’âge de YouTube et Netflix, croyez-vous vraiment que les audiences de France 2 soient leur principal problèmed’avenir? Le sujet n’est plus là.

Il est où ?

L’univers médiatique est devenu très concurrentiel. Cette profusion de contenus est une excellente chose pour les publics, mais il faut que nos médias nationaux puissent résister. Nous devons le faire ensemble, médias publics et privés réunis. Je l’ai toujours dit et toujours prouvé. Quand TF1 et M6 ont décidé de fusionner, je les ai soutenues. Récemment, j’ai défendu le fait que toutes les chaînes de la TNT soient concernées par les mesures de visibilité sur les téléviseurs connectés, et pas seulement le service public. C’est ce que l’Arcom a décidé et je m’en félicite. Entre médias nationaux, nous devons nous serrer les coudes. C’est notre souveraineté culturelle et informationnelle qui est en jeu face aux offensives des plates-formes et des réseaux sociaux américains ou chinois.

L’argument de TF1 est que vous êtes une entreprise de télévision comme les autres et que vous bénéficiez donc d’un avantage concurrentiel indu. Après tout, si c’est pour passer les mêmes séries américaines que la concurrence, ils ont peut-être raison…

Vous voilà prise en flagrant délit de fake news. Cela fait trois ans que nous ne passons plus de séries américaines pour privilégier la création française. Nous proposons très peu de divertissement et aucune téléréalité. Quant à ce qui nous distingue, je vous conseille la lecture de notre cahier des charges ou tout simplement une soirée télé ! Notre différence est flagrante, évidente. Notre première mission, c’est d’informer. Et lorsque l’on demande si les Français font confiance à notre information, ils sont 75 % à dire oui. C’est vingt points de plus que les chaînes commerciales.

La suite demain sur le site Causeur.fr

Mars 2024 – Causeur #121

Article extrait du Magazine Causeur




Article précédent Richard Malka sur l’affaire CNews/RSF: «L’interdiction revient toujours en boomerang»
Article suivant Fanny Ardant échappe toujours au cinématographiquement correct
Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération