De l’Espagne franquiste à la Movida, du Festival de Benidorm à son installation somptuaire en Floride, Julio Iglesias a incarné la réussite exponentielle du chanteur de charme et un art de vivre flamboyant. Enfin traduite en français, la biographie littéraire de Ignacio Peyró traduite par Albert Bensoussan vient de paraître au Cherche midi. Portraits croisés du crooner latin en lévitation et d’une émancipation ibérique…

Julio est une anomalie née au siècle dernier. Un mystère dans une époque devenue congelée. Son sourire aura abattu tant de digues morales. Il a toujours eu la baraka. Aujourd’hui, un tel parcours scruté par les réseaux sociaux serait-il possible ? Ses gestes, ses conquêtes, sa nonchalance et son charisme, son absence de calcul politique et sa bonne étoile, son ambition transparente comme l’eau de roche et son amour véritable du public charrient tant de souvenirs. Des bons. Le temps des possibles. D’un équilibrisme éminemment sympathique. Son œcuménisme scénique est incompréhensible de nos jours quand des chanteurs travaillent leur propre clientèle et incitent au clivage idéologique. Julio transcende les partis. Il n’est pas un sectaire, ni un roublard. Il veut être aimé de tous. Il croit aux forces de l’amour. Il a l’esprit large et le cœur ouvert à toutes les aventures. Il n’est pas borné. Il n’a pas l’outrecuidance de nous donner des leçons de civisme. Lui, le fils du bon docteur gambilleur, rejeton bourgeois évoluant dans un environnement franquiste, bénéficiant de la clémence du régime fut, à son corps défendant, l’incarnation de la transition démocratique espagnole. Il était déjà là sous Franco, il le sera encore sous Felipe González. L’ami d’Aznar chanta pour Mitterrand. Le proche du couple Reagan fut l’un des premiers à tourner en Chine. Il ne se coupa d’aucun public. Il ne se refusa à personne. Au-delà d’une habileté commerciale remarquable, il faut voir dans cette altruisme la marque d’une sincérité. Julio est comme ça, charmeur, doux, intelligent, conscient de son emprise et de ses limites vocales, professionnel acharné mais aussi rêveur, presque mélancolique. Il est peu porté sur les conflits. Il les enjambe. Il ne s’appesantit sur rien. La vie est trop courte et on l’appelle déjà à Mexico ou à Singapour pour un concert. Il dort dans son avion privé. Jadis (il a fêté ses 82 ans en septembre dernier), il apparaissait sur les écrans de la ZDF, de la BBC ou d’Antenne 2 dans le rôle du « latin lover », le micro collé à sa joue, la sérénade en sarabande, se moquant des idiomes locaux, susurrant l’amour béat, feignant d’être un perdant, jouant une partition frisant la caricature et nous l’adorions déjà. On pardonnera toujours tout à Julio. Il est l’élu du microsillon dans une Espagne sous camisole qui peina à se défaire de cette dictature maquillée en fée du tourisme balnéaire. Ignacio Peyró, actuellement directeur de l’Institut Cervantès à Rome, a écrit une biographie piquante et cajoleuse pour réparer une infamie culturelle. Le journaliste n’apprécie pas que l’on ricane sur Julio, que l’on mésestime son talent et son aura. Chez nous aussi, en France, le chanteur populaire vit des heures sombres. On le disqualifie par peur de succomber à ses tubes. Ignacio Peyró le confesse : « éprouver de l’antipathie pour Julio Iglesias serait comme détester les dauphins ». Dans cette étude littéraire à cloche-pied, il essaye de comprendre les ressorts de cette addiction méditerranéenne. Julio n’est pas une espagnolade éphémère. Il est le trait d’union d’un pays fragmenté. « Julio Iglesias a traversé son époque sans être le fils de son époque. Il fut crooner à contre-temps […] Quand la mode était au négligé esthétique, lui préférait les beaux costumes. Et si la vogue était au moralisme de la chanson d’auteur, il ne dédaignait pas la suave douceur d’un romantisme sans âge » analyse-t-il, brillamment. Dans cette biographie sentimentale, on en apprend donc autant sur la carrière de Julio notamment sa tumeur au dos que sur le lent réveil de l’Espagne. Comment Julio fut, à sa manière, l’artisan involontaire de la bétonnisation de Benidorm et la bande-son d’une classe moyenne émergente. La carrière de Julio se construit en parallèle de l’Espagne. Julio est un phénomène national à vocation internationale. Il remplit le Camp Nou à Barcelone alors qu’il fut gardien de but au Real. Julio brise tous les paradoxes. Les filles passent, certaines comme la Française Gwendolyne laisse des traces. Le mariage de Julio et son divorce sont des événements mondains que l’on commente en terrasse. Peyró explique très bien que la réussite de Julio et son eldorado sur le continent américain sont, malgré les rires en coin, une fierté pour tous les Espagnols. L’un des leurs a réussi là où personne n’avait imaginé mettre les pieds. Cette biographie est savoureuse car on y croise Sydne Rome, Diana Ross, la moiteur des villas de milliardaires, le défilé des mannequins au petit matin et des garages remplis de Rolls. Juan Carlos se reconnaît dans ce chanteur de variété au culot monstre et pas bégueule pour une peseta. Jusqu’à maintenant, on aimait Julio sans le savoir, maintenant on pourra argumenter en société et faire taire les aigris de la vie.
Un certain Julio Iglesias de Ignacio Peyró – Le cherche midi 352 pages


