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Quarante ans d’agonie de l’Etat


Quarante ans d’agonie de l’Etat

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Notre époque n’aime plus l’Histoire, même celle, récente, qui pourrait lui parler de façon familière. Nous vivons dans une actualité formatée par les chaînes d’information en continu. À Causeur, on sait que ce dispositif favorise l’ignorance, faute de tri entre le bon grain et l’ivraie, tout en créant une sorte d’ivresse des profondeurs de la communication.
Or, la question de l’impuissance publique peut être revisitée à la lumière des épisodes qui ont vu notre système étatique passer d’une prétention dérisoire à la maîtrise des choses, au tout début des années 1970, à la proclamation de son impuissance.
Lorsque VGE s’installe à l’Élysée, en mai 1974, l’économie française enregistre son pic d’inflation et de hausse des salaires de l’après-guerre[1. 17 % et 21 % en rythmes annuels respectifs au deuxième trimestre 1974.]. On s’inquiète du choc pétrolier qui a multiplié le prix du baril par six. On ne prête attention ni à l’excès des salaires, ni à la montée du chômage qui vont miner en profondeur l’économie et le système public. Les syndicats ouvriers sont en position de force, y compris dans les canards boiteux tels que Lip et Manufrance. L’économiste siégeant à l’Élysée se préoccupe surtout de réformes sociétales (déjà !). Il lance Simone Veil dans la bataille de l’IVG et tente d’inaugurer un style de gouvernement délivré des ornements monarchiques. Pour le reste, il croit en la pérennité des Trente Glorieuses, à la nécessité du dirigisme économique à la française[2. Il dira aux représentants du patronat que « la liberté des prix [n’était] pas moderne » !] et à l’invulnérabilité du système de redistribution. Durant ses sept années de mandat, les dépenses publiques passeront de 35 % à 42 % du PIB,
malgré une croissance qui, quoique réduite, ferait aujourd’hui se pavaner le « président normal » et ses ministres.[access capability= »lire_inedits »] Le chômage est indemnisé à 100 % du salaire perdu, diverses allocations sont créées, dont l’aide personnalisée au logement. Mais le septennat de VGE est aussi celui de la rupture entre le Président et le grand parti de droite. Jacques Chirac mène contre l’Élysée une guérilla qui use le crédit présidentiel et favorise l’ambition de François Mitterrand. Car ils sont trois à s’aveugler sur l’épisode en cours. VGE, Chirac et Mitterrand vivent dans le monde économique, financier et social de l’après-guerre. Ce monde, identifié à la surpuissance de la grande firme[3. John Kenneth Galbraith en a été le meilleur théoricien dans Le Nouvel État industriel, paru en 1967.] qui impulse l’investissement, la recherche et l’embauche, et à l’État social qui a fait sortir les Occidentaux d’une précarité archi-millénaire, vacille sur ses bases. L’efficacité de la grande entreprise s’érode, l’État social peine à boucler ses fins de mois. Par-dessus tout, le modèle keynésien est mis en échec. On relance partout pour retrouver la grande croissance, mais chaque relance s’avère moins efficace que les précédentes. C’est alors que s’instille dans les esprits l’idée selon laquelle « L’État n’est pas la solution, il est le problème ». Le second Premier ministre de VGE a entrevu le problème. Raymond Barre ne croit plus au dopage keynésiste. Il prêche les vertus de l’épargne et de l’investissement, comme le faisaient les économistes de l’époque « manchestérienne ». Il voudrait résorber le déficit public. Mais il ne parvient pas à identifier la source de cette inflation qui ne cesse de le mettre en échec. Beaucoup d’économistes incriminent alors les anticipations des agents économiques, face auxquelles les pouvoirs publics seraient désarmés. Selon leur analyse, les producteurs et les consommateurs entretiendraient ensemble la spirale inflationniste. En bon scolastique, le nouveau Premier ministre, nommé en 1976, penche pour une autre cause, monétaire, celle du crédit trop facile. Mais chaque fois que la Banque de France resserre sa politique monétaire, sur son ordre, ce ne sont pas les prix qui se modèrent mais le chômage qui s’accroît. La performance économique des gouvernements Barre restera entachée par cet échec à renouer avec l’inflation raisonnable des années 1960. L’inflation a sa source dans la hausse disproportionnée des salaires. Les grandes professions d’un côté, les syndicats de l’autre, s’entendent pour maintenir des majorations trimestrielles qui contraignent les entreprises à relever constamment leurs prix de vente. Les deux hommes clefs de la conjuration salariale s’appellent François Ceyrac, président du CNPF, et son ami André Bergeron, secrétaire général de Force ouvrière. Ni l’un ni l’autre ne veulent prendre le risque d’un réajustement qui pourrait ouvrir la voie à des grèves massives et à l’arrivée au pouvoir des partis de gauche, liés par le Programme commun de 1972. Raymond Barre se laisse abuser par ses interlocuteurs patronaux et syndicaux. Il renonce à mettre en place le dispositif, appelé « serisette », qui aurait fait décélérer l’inflation salariale en pénalisant les entreprises les plus généreuses. VGE et lui-même ne se remettront jamais de cet échec et du deuxième choc pétrolier qui fait basculer l’Occident tout entier dans la récession en 1980.
Quand, le 10 mai 1981, la France « passe de l’ombre à la lumière » (selon la formule de Jack Lang qui va s’installer rue de Valois), Margaret Thatcher a pris le pouvoir, Ronald Reagan va bientôt suivre. Leurs personnalités vont occulter le grand tournant déjà pris par les pays phares de la future révolution néolibérale : leurs Banques centrales ont repris le contrôle de l’inflation. Faute de pouvoir agir directement sur les salaires, elles pratiquent un véritable matraquage monétaire qui oblige les entreprises à casser la mécanique salariale. Or, ce sont des institutions publiques ! Ainsi l’expérience néolibérale va-t-elle se déployer, de manière paradoxale, à partir d’une démonstration de l’efficacité de l’action publique. Le plan de relance français de 1981 échouera, comme tous les autres. Mais son échec sera fondateur. Il précède en effet un double virage de la politique budgétaire et salariale, sans précédent et sans équivalent dans tout l’après-guerre. C’est encore, à l’évidence, une démonstration de la capacité des politiques à réorienter l’économie, le social et les finances publiques.
Mais la droite et la gauche vont retenir de cet épisode crucial la conviction contraire que l’État est devenu impuissant. En enterrant l’État keynésien, on enterre l’État tout court, l’État en tant que puissance normative qui peut encadrer l’action des agents économiques par de grandes règles. Selon l’adage, « on jette le bébé avec l’eau du bain ». Il est vrai que le chant des sirènes néolibérales a commencé à s’élever dans l’espace médiatique. On assiste à des conversions en masse d’anciens communistes, trotskystes, maoïstes, voire PSU. Le programme de Marx était certes celui du dépérissement de l’État dans le socialisme.
Mais l’expérience néolibérale, à laquelle l’entourage de Mitterrand va se ranger sans états d’âme, institue un  monde nouveau, celui d’une économie et d’une société régulées par les marchés financiers, à partir des choix innombrables, effectués en continu par des armées d’opérateurs. Une croyance nouvelle s’installe. Elle touche tous les pays, bien au-delà de la sphère anglo-américaine, et favorise la prise de pouvoir par les grands banquiers occidentaux. C’est au cours des années 1980 qu’a lieu cette passation de pouvoirs historique. Nous en vivons les conséquences lointaines : les deux grandes crises des dettes publiques et privées, des deux côtés de l’Atlantique, se sont cristallisées au terme d’une longue dérive du système financier occidental, favorisée par le retrait stratégique de l’État normatif.
On retient aujourd’hui de François Mitterrand qu’il fut l’homme de l’aggiornamento libéral de la France, encore prisonnière de son étatisme et de son dirigisme quand la droite gouvernait. De fait, le tournant de la politique française, entre 1982 et 1984, a marqué les esprits.
Mais il y a un autre virage, plus essentiel : c’est le choix européen qui a permis à François Mitterrand de retrouver une légitimité sur une nouvelle base idéologique après la disparition sans gloire du socialisme à la française. Choix idéologique, mais non idéaliste. Pour l’aventurier florentin, il s’agit de mettre à la fois son opposition de droite et sa majorité de gauche dans une nasse. L’Europe devient « notre destin », formule vide de sens, comme toutes celles du langage communicant, qui révèle cependant la préférence pour une Europe « intégrée » plutôt que pour une Europe coopérative qui aurait multiplié les partenariats comme ceux de la CECA et de l’Euratom. Par ce choix qui ne s’imposait en rien, Mitterrand a été le grand embrouilleur de notre histoire d’après-guerre. Si le retrait stratégique de l’État devant les banquiers et les marchés a été général en Occident, la France s’est singularisée en s’immolant sur l’autel de l’Europe, alors que Margaret Thatcher et Ronald Reagan avaient réactivé le patriotisme anglais et américain. Le soldat français a abandonné son poste de combat historique au nom d’un leurre idéologique.
Une chattemite de sacristie : on ne voit guère mieux pour identifier Jacques Delors. Ce démocrate-chrétien a compris qu’en politique, le centre ne mène à rien d’autre qu’au centre, lieu vide de pouvoir. C’est donc en se proclamant socialiste qu’il parvient à la présidence de la Commission européenne, poste stratégique à partir duquel il mènera son projet de dissolution des nations européennes. Car autant le bureaucrate est terne, son verbe médiocre, sa couardise devant l’électeur manifeste, autant son ambition de participer à l’élaboration d’un monde nouveau est grande. « Ouverture » est son maître-mot. C’est au nom de l’ouverture qu’il lance, avec la bénédiction de Mitterrand et de la bureaucratie européenne, les deux grands chantiers de l’Acte unique, appliqué à compter du 1er janvier 1993, et de la monnaie unique, entrée en vigueur le 1er janvier 1999. Son talent fait merveille dans les sérails bureaucratiques, à la Banque de France, au Parti socialiste, à Bruxelles. L’Acte unique inaugure un changement de paradigme économique qui complète la déréglementation financière. Il institue, sous le nom de marché unique, un marché du consommateur. Outre d’innombrables dispositions particulières, il donne force de loi à la doctrine de la concurrence européenne qui entérine le principe de la libre circulation des marchandises et des capitaux et interdit aux États de mener des politiques industrielles ou de protéger les secteurs stratégiques ou les entreprises performantes menacés par une concurrence inéquitable ou par les raids des prédateurs. La monnaie unique complète formellement et substantiellement l’Acte unique, du moins dans l’espace de la zone euro. La nouvelle monnaie, assise sur la force économique des pays les plus compétitifs, permet aux moins compétitifs d’emprunter à bon compte : nous en avons observé les dommages collatéraux. Elle interdit les changements de parité monétaire qui permettaient à tous les pays dépourvus de gènes allemands de surmonter leurs difficultés épisodiques. Les interdits européens sont le pendant de la déréglementation économique et financière. Dès lors, nous comprenons mieux le tour de force : la double opération de l’Acte unique et de la monnaie unique n’a pas organisé le transfert d’une fraction du pouvoir des États et des Banques centrales nationales vers les hauteurs, mais institué un impouvoir. En désarmant les autorités publiques nationales, Jacques Delors a fait bifurquer la construction européenne. Comme si, pour lui, l’État était l’incarnation d’une sorte de vice économique.
Après Mitterrand et Delors, l’affaire est consommée. Un pseudo-gaulliste, en la personne de Chirac, un trotskyste repenti, en celle de Jospin, devront, sous le regard sourcilleux des médias conformes, s’aligner sur la double priorité de l’euro et de l’Europe. Leurs degrés respectifs de conviction n’importent guère. Plus personne n’est dupe des airs de matamore que Jacques Chirac affichait avant son arrivée à la présidence, l’homme a entériné sans émotion tous les traités européens. Lionel Jospin, plus sincère, voyait dans l’Europe un succédané plausible de l’internationalisme de sa jeunesse. Mais tout s’est passé comme si leur seule mission était de garder la Torah européenne. Nicolas Sarkozy, qui prétendait restaurer le volontarisme politique, est le symbole le plus éclatant de cet enfermement dans l’impouvoir européen. Élu par la France qui a rejeté le traité constitutionnel en 2005, il aurait pu s’appuyer sur le vote de ses compatriotes pour demander une refondation européenne, à partir d’un bilan objectif de ses résultats. Et, sait-on jamais, une révision de la doctrine de la concurrence européenne et un suivi rigoureux de la compétitivité des économies placées dans le carcan de la monnaie unique auraient pu en découler. Il s’est rendu coupable d’une forfaiture – crime commis par un vassal (le Président) contre son seigneur (le peuple), en faisant adopter le traité de Lisbonne qui reprend l’essentiel du texte rejeté par les électeurs. Il a poussé les feux des plans de sauvegarde et d’austérité aveugles qui ont plongé les peuples dans le désespoir. Décrié à juste titre pour son agitation, il a creusé avec une sorte de frénésie le sillon de Jacques le matamore et de Lionel le fataliste. Voici maintenant venu François II. Sera-t-il la huitième figure représentative de l’impuissance publique française ou l’homme de la rupture ? Nous le voyons collectionner avec une conviction apparente les schémas, les stéréotypes et les slogans de la nomenklatura européenne. L’Europe est toujours « notre destin », l’euro est « irréversible », le protectionnisme est un danger. La pauvreté du verbe le dispute au conformisme de la pensée. Cependant, le malaise français dégénère en crise larvée de confiance.
Quelque chose d’inédit se prépare, alors que nous sommes plongés dans une crise économique sans terme assignable. Ou bien le sursaut nécessaire, ou bien le déclin accepté. Nous verrons bientôt cela.[/access]

*Photo : European Parliament.

Mars 2013 . N°57

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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