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Comment le système a récupéré les gilets jaunes

Un soulèvement populaire transformé par la gauche en mouvement social


Comment le système a récupéré les gilets jaunes
La devanture du Fouquet's incendiée sur les Champs-Elysées, 16 mars 2019. ©Christophe Ena/AP/SIPA / AP22314003_000049

Pendant quelques semaines, le mouvement des gilets jaunes était un soulèvement populaire. Et puis la gauche est arrivée, l’a transformé en mouvement social et l’a rallié au système, le détournant de son but et le décrédibilisant aux yeux de l’opinion à coups de « casseurs » et de « peste brune ».


Le mouvement des gilets jaunes s’inscrit dans la longue tradition des soulèvements populaires. Il a plus à voir avec les jacqueries d’autrefois qu’avec les manifs des syndicats officiels qui, chaque 1er mai, viennent d’abord rappeler au pouvoir qu’il doit financer les comités d’entreprise et recaser les chefs au Conseil économique et social. Durant un mois merveilleux, il aura joué avec le feu ; les 1er et 8 décembre, l’oligarchie aura eu peur comme jamais. Hélas, cent fois hélas, force est de constater que le système libéral-libertaire est encore plus fort qu’on ne l’imaginait. Il est en train d’avaler les gilets jaunes. Aujourd’hui, c’est évident : ce mouvement politique de type insurrectionnel se transforme en simple mouvement social.

La gauche est étrangère aux gilets jaunes

En démocratie d’opinion, le réel est fabriqué par le complexe économico-médiatique. C’est lui, Bien incarné, qui décide ce qui « fait sens » et ce qui ne le « fait » pas, ce qui est noble et ce qui est sordide. Une procession de cinquante féministes et autant de « people », par exemple, est rien moins qu’ « historique ». En revanche, cent mille ouvriers, artisans, employés qui défilent pour réclamer de mieux vivre de leur travail et d’exercer effectivement le pouvoir, c’est au mieux étrange, au pire fascisant.

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Il fallait voir les duplex, en novembre, en direct des ronds-points ; tels des explorateurs, les journalistes se demandaient sérieusement : qui sont ces gens ? que veulent-ils ? pourquoi ne sont-ils pas contents ? Très vite, pouvoir et médias ont tenté de nazifier la révolte de la France périphérique. Mais la manœuvre ne fonctionnait pas, l’opinion continuait de soutenir très largement les gilets jaunes. Alors, malins au sens propre, plutôt que d’affronter frontalement ce mouvement, ils l’ont réduit à un problème de « fins de mois ». Pour ce faire, sur les plateaux de télé, on a vu défiler les leaders obsédés en premier lieu voire uniquement par le pouvoir d’achat. Des « experts », des associatifs, des personnalités, tous progressistes, venaient défendre dans une certaine mesure les marcheurs du samedi. Le Système a sélectionné ses opposants et leurs soutiens. Qui est allé sur les Champs en novembre et début décembre sait que la gauche y était infiniment minoritaire – d’ailleurs, durant trois semaines, ses leaders liaient les gilets jaunes au 6 février 1934. Oui, en ce temps-là, les seuls drapeaux que l’on voyait, c’étaient le tricolore et ceux de nos vieilles provinces. Mais face aux journalistes, il n’y avait ni patriote, ni identitaire, ni monarchiste, ni péguyste, ni droitard.

Détournement de bien social

La gauche, parfaitement étrangère au mouvement, put ainsi l’infiltrer et le corrompre. Semaine après semaine, bénéficiant sur le terrain de l’appui des antifas – ses enfants turbulents – qui ont, eux, le droit de tabasser en toute impunité quand un ouvrier ligérien qui lance un pot de rillettes sur les CRS écope de trois mois ferme, elle a modifié la trajectoire des gilets jaunes. Il s’agissait à l’origine de prendre l’Elysée ; à présent, on marche sans but dans les rues de Paris et d’ailleurs, sous les gémissements des assis, des rentiers, des cocus volontaires, des retraités, des fatalistes qui n’en peuvent plus de ne pas pouvoir faire tranquillement les boutiques le week-end et sont au bord du malaise vagal lorsqu’une jardinière brûle.

L’incontestable baisse du nombre de manifestants s’explique, outre la peur légitime de perdre un œil ou une main, par le changement de nature du mouvement, dans lequel les « petits blancs » de province ne se reconnaissent plus – quand ils n’en ont pas été chassés manu militari. Aucune de leurs revendications n’a été satisfaite. Le président de la République continue de jouer la montre et du gourdin ; grâce à son grand débat que les journalistes commentent avec l’enthousiasme de collégiennes à un concert de Justin Bieber et dans lequel, comme eût dit Muray, le réel se dissout, il reforme les rangs de la bourgeoisie trouillarde qui l’a élu et dont il est, plus encore face aux gueux-analphabètes-ratés, le héros de classe.

Il était une fois l’a-révolution

Peut-on encore faire la révolution, c’est-à-dire renverser l’ordre établi, au temps de MeToo et alors que le salut de l’humanité – excusez du peu – dépendrait d’une adolescente suédoise qui donne envie à toute personne sensée de manger une vache vivante en s’aspergeant d’huile de palme ? Les formes de la lutte conditionnent son résultat. L’oligarchie ne fera pas seppuku ; elle est persuadée qu’elle a le droit de gouverner à la place des peuples ; en France, elle prouve depuis quatre mois qu’elle est prête à devenir martiale afin de se défendre. N’en déplaise aux sociaux-démocrates pour qui elle est un séminaire de travail, la politique est un rapport de force. Et un changement radical implique forcément de recourir à une violence proportionnée à la résistance du pouvoir en place. Le syndrome Malik Oussekine hante constamment l’Etat, à qui un peuple dévirilisé – du moins dans les métropoles – réclame de maintenir l’ordre sans faire de victime.

Les milliers de blessés, les dizaines de mutilés, les matraqués parfois par sadisme auraient dû à tout le moins faire tomber le gouvernement et nous ramener aux urnes. Mais qui décide de cela ? Le système. Or, pour ce dernier, jamais la violence monopolisée par l’Etat n’a été plus légitime que contre, au début, « la peste brune », aujourd’hui, « les casseurs ». Il n’entend pas négocier avec ceux qui, supposément agis par la « haine », ressembleraient aux djihadistes. Pour les enfants du pays réel qui continuent de manifester le samedi, le courage physique n’est pas, contrairement à ce que nous ont répété nos institutrices socialistes, un reste de barbarie ; ils ont l’habitude, y compris les filles, de monter au carton à la sortie des bars. Du reste, le flashball et une justice aux ordres calment – et c’est bien normal – l’ardeur de nombre d’entre eux. L’Acte 18, du moins à Paris, ne doit pas faire illusion : comme les semaines précédentes, la violence qui s’y est déployée est surtout celle de ces black blocs dont l’idéologie est fort éloignée des revendications fixées en décembre par les gilets jaunes dans leurs 42 Doléances. Cette brutalité-là se manifeste d’autant plus qu’elle est tolérée par le pouvoir : les gauchistes, éternels idiots utiles du capital, ne font peur qu’aux lectrices de Madame Figaro.

L’école des drames

Le mouvement des gilets jaunes est condamné à moyen terme. Il meurt d’avoir été trop poli, de n’avoir pas assumé son caractère réactionnaire face à un système qui le lui a d’ailleurs interdit, prophétisant les récupérations les plus torves pour mieux le récupérer lui-même. N’empêche, un temps très court, dans la rue, souverainistes de gauche et de droite, jacobins et gaullistes, vrais anars et scouts d’Europe, ont manifesté ensemble. Seule cette alliance est politiquement en mesure de redonner le pouvoir au peuple. L’oligarchie le sait et c’est pourquoi, dans le pays européen où le système électoral est par ailleurs le moins démocratique, elle réprime avec une férocité inédite. Elle va gagner une bataille. Mais pour des milliers de jeunes gens sans formation politique, ces longs samedis sous les bombes lacrymogènes auront été une formidable école.

La bassesse morale de soutiens du pouvoir capables de dire « bien fait ! » en voyant une personne en fauteuil roulant se faire renverser par des gendarmes, les interpellés « préventivement », les filles traînées par les cheveux, les dames âgées molestées par des CRS rigolards ; les jérémiades des Griveaux, Schiappa, des éditocrates « fatigués », le racisme social assumé des Gantzer, Berléand, Bernard-Henri Lévy, le cynisme de Castaner ne seront pas oubliés de sitôt. Et dans six mois, deux ans, quand tout recommencera, nourris de cette expérience, peut-être les gilets jaunes iront-ils au bout, cette fois. Car la peur décroît, et ça, c’est immense.

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Nicolas Lévine est écrivain

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