Accueil Édition Abonné Avril 2019 Lautner, le pacha des Trente Glorieuses

Lautner, le pacha des Trente Glorieuses

Ses grands films populaires sont méprisés des snobs


Lautner, le pacha des Trente Glorieuses
Georges Lautner avec Jean Gabin et Mireille Darc lors du tournage du film "Le Pacha". Paris, novembre 1967. ©DALMAS/SIPA / 00670135_000005

Six ans après sa mort, Georges Lautner éblouit encore les spectateurs. Méprisé des snobs, le cinéaste aux répliques cultes signées Michel Audiard aura fait tourner Louis de Funès, Bernard Blier, Alain Delon et Jean-Paul Belmondo. Des Tontons flingueurs au Professionnel, ses grands films populaires exhalent la fantaisie de la France des Trente Glorieuses. 


Si Georges Lautner avait été sensible à la critique officielle, il n’aurait pas réalisé plus de deux ou trois films. Cependant, il ne s’est pas découragé. Il faut s’en réjouir : son entêtement nous a légué une parenté inattendue, les membres hautement fréquentables d’une famille effarante, bref, des oncles, plus précisément des tontons exubérants à souhait. Les gens respectables ont immédiatement détesté ces énergumènes, qui ont pourtant attiré la foule nombreuse et fervente, et qui assurent le succès des chaînes de télévision cinquante-sept ans après (Les Tontons flingueurs, 1963). Le cinéma de Lautner, dans ses meilleurs moments, a renouvelé cette qualité (inter)nationale qu’on nomme la fantaisie.

Nous n’avons pas fini d’évaluer les mérites de la fantaisie française, ni d’examiner le terreau historique, social, sociologique qui la nourrit. Le cinéma est en tout cas son truchement idéal. Il s’adresse au plus grand nombre, c’est-à-dire au public. Il est, dans la plupart des cas, accessible à tous et librement. Il est un moment de l’imaginaire, le reflet, plus ou moins persistant, précis, approximatif, injuste d’une société, d’un peuple. Le cinéaste Georges Lautner a exercé entre 1958 (La Môme aux boutons) et 1992 (L’Inconnu dans la maison) : son œuvre couvre donc une part importante de la période de progrès économique exceptionnelle, que Jean Fourastié appela Les Trente Glorieuses (1946-1975). Entre Le Monocle noir (1961) et Mort d’un pourri (1977), on suit à la trace les effets de l’expansion française, sur les billevesées souvent vertigineuses qu’elle produit, et sur l’imagination créatrice des acteurs, des scénaristes, des dialoguistes qu’il a rassemblés sous sa bannière.

Les temps changent, ils nous invitent à examiner plus attentivement les êtres et les choses dans le domaine artistique, et singulièrement dans la production cinématographique. Nous avons proféré des jugements qui se voulaient avertis et définitifs. Nous avons ainsi établi des hiérarchies, qui comblaient momentanément notre amour-propre et renforçaient nos convictions. Il y avait deux sortes de films : les uns étaient populaires, fabriqués à la hâte dans le seul but de plaire au public, de conforter nos compatriotes dans leurs plus médiocres certitudes ; les autres avaient accès à la dignité « art et essai », à la catégorie des œuvres de l’esprit. Les premiers glorifiaient les sentiments inférieurs bien propres à alimenter l’indignité nationale.

Sous le sens

Le Monocle noir signale le commencement de la grande dérive lautnerienne, qui veut non seulement contrarier le sens, mais encore le pousser dans ses retranchements : « À l’origine, il y avait un roman du colonel Rémy, qui ne m’avait pas du tout emballé. Néanmoins, j’y ai discerné une histoire, que l’on pouvait sortir de son contexte afin de la tourner en loufoquerie policière. Sur mes recommandations, Pierre Laroche et Jacques Robert m’ont fourni un scénario, qui comblait mes attentes. Ma carrière a décollé grâce à ce film. Pourtant, le ton en avait déplu à la commission de censure. Il est sorti à la dérobée, au mois d’août, et c’est grâce à son succès que j’ai pu poursuivre dans mon “mauvais esprit”. Prenez un héros sombre, voué aux situations dramatiques : l’héroïsme et le sublime ont une frontière commune. C’est la frontière que j’ai voulu franchir allègrement. Le ridicule comme système peut être insupportable s’il est malveillant et systématique : on rigole tous et de tout, et l’on rit d’abord de soi. On peut grincer, à la condition de présenter toujours des individus, des femmes et des hommes, et non pas des pantins. En 1960, le souvenir de la Seconde Guerre n’était pas si éloigné. Or, à ce moment précis, j’avais envie, et je n’étais pas le seul dans ce cas, d’autre chose. Je souhaitais présenter une réalité non pas uniquement déformée, mais complètement distordue, et pire encore : capricieuse. Pour cela, j’ai constitué une famille, aussi bien chez les acteurs que chez les techniciens et chez les dialoguistes. Le succès soude les équipes, et les affinités ne sont pas le fruit du hasard. Dès que je fus bien entouré, j’ai pu y aller franco. »[tooltips content= »Les propos de Georges Lautner ont été recueillis par l’auteur en 1994. »]1[/tooltips]

Bernard Blier, l’inquiétant faux-cul

Avant d’être sanctifié grâce au triomphe absolu des Tontons flingueurs, à ses répliques devenues d’un usage commun pour toutes les générations, Georges Lautner n’était pas seulement rejeté par la cinéphilie : on ne lui accordait aucune originalité, on le méprisait ouvertement. Sa réhabilitation est récente, elle ne prend pas en considération l’ensemble de ses films, ni sa maîtrise professionnelle, évidente dans les cadrages, ni son montage habile. Cette habileté ne doit rien au hasard : « Je me mets au service des acteurs, pour lesquels j’ai une grande estime, quelque chose comme de l’amour. Je leur donne des indications, je les oriente, mais ils incarnent. J’aime ce miracle, qui consiste à les voir et à les entendre. »

De fait, chez Lautner, les comédiens paraissent devenir des personnalités : ils se meuvent, ils sont uniques, ils disposent d’une vraie marge d’autonomie. Tout d’un coup, ils font jaillir une mimique, une posture du corps, un regard. Ainsi Paul Meurisse, supérieurement détaché des contingences au point de se réjouir sobrement en constatant qu’avec un seul coup de feu il tue deux ou trois ennemis : tout est possible et inversement, chez Lautner… Bernard Blier, comédien impeccable, rompu à tous les exercices de la scène et de l’écran, a révélé une autre facette de son jeu. Sa manière est « dérangeante », comme le dit Gérard Oury : il persifle, crache ses propos avec une véhémence effarée ; ramassé sur lui-même, il exécute un véritable rite comique. Il campe un bonhomme rond, vif, inquiétant au fond, mielleux, faux-cul, toujours déçu par l’échec de ses plans de rapine et de revanche. Blier est un Jekyll-Hyde jovial et sardonique. Les Français reconnaissent leur voisin, leur patron, leur beau-frère. Ils le redoutent, ils s’en gaussent quand il perd, ils le flattent quand il triomphe. Toujours, ils attendent, ils espèrent sa chute : « Michel Audiard écrivait ses dialogues en fonction de l’acteur auquel il les destinait. Il anticipait non seulement le débit connu de celui-ci mais, en plus, il lui en prêtait un nouveau. C’était un peu plus, parfois, que du sur-mesure. Quant à moi, mon amour des comédiens et mon goût des mots, du vocabulaire m’invitaient à les servir ensemble : le champ-contrechamp, le plan fixe, le gros plan étaient mes alliés. Prenez Lino Ventura : le décalage est important entre lui et son rôle dans les Tontons flingueurs. Il nous a fait confiance, mais il n’aimait pas tellement être comique, même s’il était drôle, pittoresque dans la vie. Son personnage est sérieux à l’origine. Et Lino le jouait sérieusement. C’est par le ton que tout cela est transformé, la manière de filmer la scène de la cuisine, par exemple. Nous n’avons pas craint l’énormité, Audiard et moi. Et tous les comédiens nous ont emboîté le pas, au-delà de nos espérances ! Oui, je pense que si j’ai eu quelque mérite dans ce domaine, c’est de “deviner” d’autres interprétations possibles. Louis de Funès, je le connaissais depuis vingt ans, je l’appréciais beaucoup ; je l’avais employé dans Des pissenlits par la racine (1963), puis je lui ai donné le rôle principal dans un Un grand seigneur (1965), un film dit “à sketches” : Gilles Grangier en tournait deux, je me suis chargé du troisième, en m’inspirant de Rédemption [Résurrection ? ndc] de Tolstoï. Audiard était à l’écriture. Louis y a développé son sens de l’improvisation. Je l’ai poussé à aller au-delà. Avec ce genre de comédien, on n’a pas envie de dire : “Coupez !” »

Delon et Belmondo

À la fin des années 1970, la société française pressent plus qu’elle ne se représente la fin des Trente Glorieuses. Après la prospérité, le temps se couvre un peu, sans véritablement obscurcir le paysage, cependant. La fantaisie a besoin de trouver un deuxième souffle, elle s’accorde une pause, ce sera Mort d’un pourri (1977) : « Le film doit énormément à Delon, producteur : j’avais réalisé avec lui et ma chère Mireille Darc Les Seins de glace (1974). Alain, on ne savait jamais par avance quel serait son visage, son état d’esprit, mais ni le comédien, ou plutôt l’acteur, ni l’ami ne m’ont jamais déçu. Dans Mort d’un pourri, j’ai visé le monde politique. Il nous servait alors de beaux scandales en tous genres, qui sentaient la corruption, l’appât du gain. »

Avec Belmondo et l’optimisme des années 1980, Lautner trouve l’interprète idéal, sympathique et athlétique d’une série héroïco-potache, que les contempteurs des « films du dimanche », dont Télérama est la bible, qualifient volontiers de « franchouillarde » : « La critique prétendument sérieuse ne m’a pas épargné, disait-il. Quand elle se penchait sur l’un de mes films, c’était pour le descendre. Cet engouement pour Les Tontons flingueurs est récent, il me réjouit, mais il ne m’ébranle pas. Ce que j’ai pu recevoir comme bouquets d’épines ! En étais-je affecté ? Ce qui me touchait, c’était l’échec, et non pas les articles de presse. »

Il donne à Belmondo quelques-uns de ses grands rôles, où alternent l’acrobate en flagrant délire, le virtuose des courants d’air amoureux, et le généreux distributeur de « marrons contours de l’œil » et autres « bourre-pifs volcans d’Auvergne ». C’est encore avec Belmondo qu’il tournera L’Inconnu dans la maison (1992) : on constate une fois de plus combien Belmondo assume parfaitement un rôle dramatique[tooltips content= »En 1942, Raimu tenait le rôle de Belmondo, dans Les Inconnus dans la maison, dirigé par Henri Decoin. »]2[/tooltips]. Cependant, cet Inconnu, descendu en flamme par la critique, sera l’ultime travail de Georges Lautner au cinéma.

La fantaisie contre les acariâtres

La fantaisie un peu folle inaugurée par Georges Lautner ne s’est pas arrêtée avec lui, qui distinguait presque une filiation dans l’art de Bertrand Blier : « Bertrand, un jour, me fournit un scénario. Je lui conseille de reprendre tout son récit à l’envers. Il m’a entendu, et j’ai réalisé Laisse aller, c’est une valse (1970), écrit par lui. C’est l’un de mes cinéastes préférés. Il est allé encore plus loin que moi dans la déstructuration. J’ai vu Un, deux, trois, soleil ! (1993). J’ai été bluffé. Il a poussé l’affaire au maximum : rupture de temps, de lieux, jonglerie avec les règles… En littérature, Faulkner avait montré le chemin. »

Jusqu’à une époque récente, la faculté de renouveler la fantaisie signalait avec une certaine justesse la réserve d’énergie de notre nation singulière. Cette réserve est-elle épuisée ? Nous avons banni les formes qu’elle suscitait et qui témoignaient de nos heureuses ou malheureuses métamorphoses. Elle nous autorisait à moquer nos travers comme à valoriser nos avantages. Elle nous rendait meilleurs, plus dignes. Elle nous permettait à la fois de croire en nous et de moquer nos certitudes nationales. La fantaisie, alors, n’excluait pas le doute. Nous parlons de cette nature de doute qui, depuis Descartes, fonde la perspective d’une pensée, produit des repères grâce auxquels cette pensée a quelque chance de progresser, c’est-à-dire d’ébranler sérieusement une orgueilleuse et aveugle conviction. Ce pays veut-il toujours subir l’épreuve de cette réflexion paradoxale ? À quelques exceptions près, et non des moindres (Albert Dupontel, Gilles Lellouche), la fantaisie populaire paraît avoir déserté les écrans, cédant la place au persiflage ricanant des prétendus « heureux du monde », nouveau marquisat d’acariâtres, parfaitement incarné par la petite meute des humoristes moralisateurs d’État.

Avril 2019 – Causeur #67

Article extrait du Magazine Causeur




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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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