Farid Abdelkrim: «L’islamophobie n’existe pas»


Farid Abdelkrim: «L’islamophobie n’existe pas»

Abdelkrim Farid islamophobie

Causeur. Vous racontez être tombé dans l’islamisme au cours des années 1980. Fils d’immigrés algériens, vous avez été très marqué par la perte de votre père et celle d’un ami mort sous les balles d’un gendarme[1. Le 22 mars 1985, alors qu’il cambriolait une maison, Rédouane fut surpris par un gendarme auxiliaire qui lui tira dessus, le tuant d’une balle en plein cœur.]. Les jeunes qui sombrent aujourd’hui dans le djihadisme vivent-ils une sorte de crise d’adolescence ?

Farid Abdelkrim. Permettez-moi d’abord d’expliquer ce que j’entends par islamisme, un vocable devenu valise. L’islamisme dont je parle est celui du mouvement des Frères Musulmans incarné par l’UOIF (Union des organisations islamiques de France). Il s’agit donc d’une utilisation de l’islam à des fins politiques qui consiste à faire valoir un certain nombre de revendications en direction de la « communauté » musulmane. Cet islamisme, en plein essor en France ces trente dernières années, se veut légaliste et se dit prétendument réformiste. La violence, sous quelque forme que ce soit, n’y a jamais eu sa place.

Reste que, la mort d’un ami tué par un gendarme, la quête d’une autorité quelconque, la perte de repères, les troubles identitaires, l’absence de culture, le décrochage scolaire, un certain discours religieux, Internet… bref une incapacité à donner un sens à sa vie, sont autant d’éléments qui peuvent en partie aider à comprendre l’option djihadiste. Quant à l’option islamiste, elle répondait, en ce qui me concerne, à la nécessité, faute de pouvoir donner du contenu à ma jeune pratique religieuse, de lui octroyer un contenant susceptible d’entretenir l’illusion que je cheminais sur la voie de la spiritualité.[access capability= »lire_inedits »]

Une autre piste évoquée pour expliquer l’appel d’air djihadiste vers Daech est la promesse d’une vie sexuelle active aux garçons. Mais comment comprendre la séduction qu’opère l’État islamique sur un nombre croissant de jeunes filles?

Qu’il s’agisse de frustration sexuelle ou de simples fantasmes, il est évident que cette dimension occupe une place non négligeable dans ce « besoin d’évasion ». Aller vers cet « Eldorado islamique », où il sera « enfin » possible de vivre l’islam, le seul, vrai et authentique, celui qui rend à l’homme sa juste place et donne à la femme la seule qu’elle mérite, est un élément à prendre en considération. Or cet islam n’est-il pas essentiellement et tout simplement celui, fantasmé, qui saura répondre en grande partie à des désirs inassouvis ? Un islam sur mesure pour une sorte « d’enfant (musulman) roi » qui, exprimant ses caprices, se le voit promettre ? Dans cette configuration, il semble en effet plus simple de comprendre l’attrait que la normalisation de la polygamie peut exercer sur les garçons. Et c’est plus difficile dès qu’il est question de l’envisager du point de vue des jeunes filles. À moins d’intégrer l’idée que, pour les jeunes filles aussi, le fait de jouer le rôle de partenaire sexuelle puisse également relever d’un fantasme sexuel inavoué.

Quel rôle joue le complotisme dans le développement d’une contre-culture islamiste en sécession culturelle avec le reste de la société?

Il y a selon toute vraisemblance un attrait pour le complotisme et ses thèses. C’est une sorte de mode, notamment chez ceux qui se voient comme les laissés-pour-compte d’une société, d’un système, par lequel ils ne se sentent pas considérés. Dès lors, pourquoi ce système s’évertuerait-il à leur dire la vérité ? Or, paradoxalement, ne plus croire à tout ce que propose la société conduit un certain nombre de ces citoyens à croire en tout le reste. Autrement dit, de nombreux jeunes (et pas seulement des musulmans) ont le sentiment d’être depuis trop longtemps les dindons de la farce, ce qui leur fait dire qu’on ne les y reprendra plus. À cela, il convient d’ajouter que l’islamisme, incarné par des individus ou des organisations qui ne sont pas très portés sur l’autocritique mais en revanche très à l’aise en matière de victimisation, conforte et consolide les thèses complotistes. Il devient dès lors fréquent d’entendre des discours opposant la France et l’Occident à l’islam, qui est par ailleurs la religion, dans un rapport très souvent identitariste, de bon nombre de ces laissés-pour-compte.

Quid de l’antisémitisme ? Conduit-il certains « Palestiniens imaginaires » de banlieue vers le djihadisme ?

La cause palestinienne, l’antisionisme et l’essentialisation qui en découle font en effet de tout Juif un sioniste et donc un ennemi de la Palestine. On rencontrera des jeunes gens, français issus de l’immigration maghrébine, se sentir plus palestiniens que les Palestiniens (et en face, il se trouvera également des Juifs plus israéliens que les Israéliens eux-mêmes.)

Le succès du complotisme et de l’antisémitisme nous apprend quelque chose de la détestation du système. De la France donc. Des jeunes sommés d’aimer la France et ses choix (politiques, notamment) n’y parviennent pas. Comment s’en étonner quand une grande partie de la France se déteste elle-même ? Est-ce parce qu’ils ne parviennent pas à aimer la France, que le complotisme, l’antisémitisme et l’islamisme prospèrent ? C’est une piste à creuser.

À la suite des attentats de Charlie et de l’Hyper Cacher en janvier 2015, les représentants de l’islam de France ont formellement condamné la violence mais aussitôt précisé que « tout cela n’avait rien à voir avec l’islam » avant d’appeler à combattre l’islamophobie. Après les attaques de novembre, on entend moins de discours victimaires. Observez-vous un début d’autocritique, voire une véritable prise de conscience ?

Il n’existe pas à mes yeux de représentant de l’islam de France dans la mesure où cet islam prétendument de France n’existe pas. Il s’agit en réalité d’individus qui n’entendent rien à la réalité qui est la nôtre aujourd’hui. Lorsqu’ils prétendent que tout ceci n’a rien à voir avec l’islam, il devrait pouvoir leur être rétorqué : « Rien à voir avec quel islam ? Le vôtre ? » Cet emballement ressemble à un grand écart insoutenable puisqu’il consiste à se dédouaner vis-à-vis de l’opinion publique d’un côté, sans se couper davantage de la masse des fidèles de l’autre. À mes yeux, il devient urgent de sommer ceux qui se sont autoproclamés représentants des musulmans en France d’admettre qu’ils n’ont aucune offre théologico-canonico-spirituelle à offrir aux jeunes musulmans français de plus en plus désireux de donner une dimension religieuse à leur existence. Les responsables du CFCM sont complètement déconnectés mais refusent de l’admettre. Les attaques de novembre n’y changent rien puisque dans les mosquées, et dans les discours, il se dit toujours la même chose : « Ceci n’est pas l’islam et les coupables ne sont pas musulmans. » Or, c’est bien l’islam qui est au centre de cette problématique. Nombreux sont ceux aujourd’hui qui encouragent les postures victimaires, comme si les individus qui souffraient le plus en France étaient les musulmans, en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à l’islam.

Selon moi, l’islamophobie n’existe pas !

Une frange ultraminoritaire de la population dénie pourtant aux musulmans, fussent-ils modérés et irréprochables, la qualité de Français…

Ce n’est pas l’islam en tant que religion dont les gens ont peur ou qu’ils haïssent. C’est bien plus ceux qui en sont les porteurs et le fait qu’ils apparaissent encore à leurs yeux comme des étrangers à quoi il faut ajouter la manière dont ils incarnent l’islam. C’est une xénophobie qui ne dit pas son nom et qui, selon moi et d’une certaine manière, peut s’expliquer. La peur, les inquiétudes, les angoisses et les incompréhensions sont humaines et pour le croyant que je suis, il me semble qu’Allah me demande de les entendre, d’y être attentif et de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour tenter de les apaiser.

Dès le lendemain du 13 novembre, l’état d’urgence aidant, le gouvernement a perquisitionné nombre de mosquées salafistes. Le salafisme, y compris piétiste, est-il l’antichambre du terrorisme djihadiste ?

Le salafisme, au même titre que l’islamisme, est un terme qui veut dire tout et son contraire. Je ne sais sur quelles bases repose le choix de perquisitionner telle ou telle mosquée. D’ailleurs, il est des lieux où le gouvernement n’est toujours pas intervenu alors que des décisions de justice ont été clairement prononcées. Par exemple, celle d’expulser des gens qui occupent sans droit ni titre un chapiteau sur un terrain en chantier censé accueillir le projet d’une nouvelle mosquée, et que la Préfecture refuse d’exécuter. L’antichambre du terrorisme, c’est d’abord l’absence d’application du droit. Au 39, rue de Tanger, dans le 19e arrondissement de Paris, la mairie encourage un islam clandestin contre un islam paisible vieux de plus de trente ans. La préfecture refuse de faire exécuter la décision d’expulsion. Ce n’est pas seulement un certain salafisme qui peut être à l’origine du terrorisme, ce sont aussi l’inconscience et l’irresponsabilité de certains politiques qui, en connaissance de cause, laissent prospérer des individus dans l’illégalité la plus totale.

Dans votre dernier livre L’islam sera français ou ne sera pas (Éd. Les points sur les I, 2015), vous fustigez à la fois le financement des mosquées par les États étrangers et l’ingérence de l’État dans les affaires des musulmans de France. Mais comment faire exister un islam de France indépendant, qui soit à la fois républicain et représentatif de sa base ?

Ma proposition est simple : il faut créer un consistoire islamique français. Une assemblée d’imams français, avec tout ce que cela implique. Des imams qui penseront le culte islamique, et rien que le culte, pour ici et maintenant. L’émergence d’un grand mufti de France et de grands imams régionaux ayant une parfaite maîtrise de la langue française, une connaissance du droit français et européen, de l’histoire de France, de sa culture, de même qu’un savoir certain sur les plans théologique, canonique, spirituel et intellectuel contribuera à voir émerger un islam français. Une telle structure saura susciter l’adhésion puisqu’elle répondra à une demande majoritairement française. Tout financement, traçable, non conditionné, visant à soutenir et promouvoir un islam clairement défini comme français sera dès lors bienvenu. Et on peut gager qu’un tel islam n’attirera jamais de financement visant à promouvoir tout autre islam.[/access]

*Photo : Hannah Assouline.

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Janvier 2016 #31

Article extrait du Magazine Causeur



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