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Fallait-il faire tant d’Histoire ?


Fallait-il faire tant d’Histoire ?

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Plus d’histoire pour les Terminales S, donc. Avançons quelques hypothèses sur cette affaire qui fait grand bruit – et c’est heureux.

On pourrait d’abord invoquer la haine du sens : après tout, dans la scène primitive du Fouquet’s, au sens freudien du terme, celle où l’on a vu coucher symboliquement ensemble la clique au pouvoir, il y avait des chanteurs de variété, des financiers, des people plus ou moins faisandés, des acteurs de comédie, des intellectuels à gages. Mais vous pouviez chercher en vain les artistes, les poètes, les écrivains, les philosophes. Laurent de Médicis ou les Borgia, quand ils arrivaient au pouvoir, avaient eux aussi le sens des affaires et de la famille. Même papes, ils se mariaient. Mais enfin, leur pouvoir a servi à remplir pour les siècles des siècles le Bargello ou les Offices et on peut bien leur pardonner une certaine violence mafieuse et des inélégances de condottieri. Ne pas oublier, non plus, le bolossage en règle et à trois reprises de la Princesse de Clèves, qui n’a pas à sa disposition un numéro de téléphone contre les violences physiques et/ou psychologiques. Cela a été un symbole tellement énorme que Madame de Lafayette, le temps d’une saison, est redevenue un genre de Marguerite Duras (tout le monde en parle, mais personne ne la lit) et aurait pu prétendre à un grand prix littéraire posthume. L’anti-intellectualisme, feint ou réel, peu importe puisque nous sommes dans le domaine spéculaire de l’action politique, est une marque de fabrique, au moins depuis Poujade, de la droite décomplexée comme d’ailleurs d’une certaine extrême gauche à front de taureau. Mais on pourrait parler aussi, pour alourdir le dossier, évoquer la disparition programmée de la direction du Livre au ministère de la Culture.

On pourrait, ensuite, aussi invoquer la haine de classe, une haine double, assez étrange dans le cas qui nous intéresse. Celle d’un hyper-président à un poste où, quand même, depuis de Gaulle, on discute plus facilement de Salluste et de Chardonne que de garde alternée à Dubaï ou de ce qui fait qu’à 50 ans on a réussi sa vie. La manie de la rupture sarkozyste, elle est là aussi. Il les trouve tellement précieux et prétentieux, ses prédécesseurs, avec leur goût pour les églises romanes, les arts premiers et la poésie française… Et puis, l’un n’empêchant pas l’autre, une méfiance viscérale de ce peuple qui malgré cent-cinquante chaines de télé bourrées jusqu’à la gueule de séries prônant le modèle étatsunien ou de jeux abjects visant à toujours plus d’humiliation et fondés sur l’accoutumance au licenciement, il y en a encore et toujours quelques uns pour aimer lire, visiter des musée ou aimer apprendre ce que d’ultimes dinosaures dans des Jurassic Park scolaires s’entêtent à transmettre de la philosophie, de l’économie, de l’histoire, du latin et du grec. L’économie enseignée dans les lycées, contrairement à celle assénée par les éditorialistes libéraux, est un peu plus compliquée que les slogans du genre « Enrichissez-vous » et « nationalisons les pertes pour mieux privatiser les profits ». Il n’y a donc rien de surprenant à ce que cette discipline ait été ces dernières années la cible préférée de ceux qui trouvent que l’entreprise de normalisation mentale ne va pas assez vite : on a donc parlé de supprimer l’économie à l’école et surtout les professeurs d’économie dont le Medef a prétendu qu’ils étaient tous des agents dormants du KGB apprenant les rudiments du socialisme scientifique à d’innocentes Terminales. Ne parlons pas de la philosophie, régulièrement remise en cause comme une exception française décidément ridicule : à quoi ça sert, tout de même que toute une classe d’âge ait entendu parler de la liberté, de la passion, de la mort, surtout quand une partie d’entre elle passe pour le cours suivant dans un atelier de carrosserie. Cela leur met de sales idées dans la tête et cela en ferait comme un rien des syndicalistes ou des mauvais coucheurs qui pourraient argumenter contre cette idolâtrie de la valeur travail.

On pourrait, pour finir, voir dans ce projet de suppression de l’histoire en Terminale S l’achèvement d’un processus orwellien qui est celui de toutes les sociétés capitalistes et postmodernes. Le rêve secret, inconscient, de tout gouvernement d’une économie spectaculaire marchande est de faire transformer le citoyen en consommateur à force de propagande ayant pour nom « publicité » ou de manipulation mentale qu’on appellera « marketing » pour nous faire sortir de l’histoire, justement et pour nous faire vivre dans ce que Debord appelait joliment « le présent perpétuel ». Il est évident que l’enseignement de l’histoire pour de futurs ingénieurs sans doute appelés à calibrer un peu plus nos existences, nos corps et nos désirs, est inutile voire contre-performant. Il ne faudrait pas qu’ils s’intéressent à la politique et observent de vilaines analogies entre notre monde technicisé et des sociétés du passé qui ont eu elles aussi de vilaines pulsions eugénistes ou prométhéennes.

On pourrait, on pourrait, on pourrait… Hélas, la réalité est beaucoup plus simple et médiocre, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit moins dangereuse. Ce n’est pas Luc Chatel qui dirige la manœuvre, ce n’est sans doute même pas Sarkozy qui doit tout de même, enfin je pense, avoir encore quelques inhibitions tant qu’Henri Guaino, comme un remords vivant de la République, médite dans le bureau d’à côté. Non, le maître du pays, c’est Eric Woerth, ministre du budget. Au Saint-Nom de la Réduction du Déficit, le principe du non-remplacement des fonctionnaires partant à la retraite est observé avec une rigueur trappiste. Sur la période 2007-2010, on aura supprimé 50.000 postes d’enseignants. Comme, il n’y a pas de petites économies, la « suppression optionnelle » de l’enseignement de l’histoire dans les Terminales S permettra de mettre de côté trois francs six sous. Il n’y a pas de petits profits pour les bons gestionnaires.

Bref, on n’est même pas dans l’ordre du complot, ce qui d’une certaine manière serait rassurant. Non, nous avons juste affaire à des gens qui confondent le vieux pays avec un petit commerce et qui ne rêvent plus de grands desseins mais de bilans comptables équilibrés.

Michelet disait de la France qu’elle était une nation d’historiens. Elle finira comme un pays d’épiciers ignares et de Monsieur Prudhomme assistés par les ordinateurs de l’amnésie heureuse.



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