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Entretien avec Rony Brauman


Entretien avec Rony Brauman
Rony Brauman.
Rony Brauman
Rony Brauman.

Tout en étant favorable à l’opération montée par Free Gaza, vous admettez qu’on peut difficilement la qualifier d' »humanitaire »…

Le terme « humanitaire » n’est effectivement pas très adapté, même si
un grand nombre des passagers des bateaux se situaient exclusivement dans le registre de la compassion. Mais les journalistes, les observateurs et même les organisateurs de cette opération ont été piégés par cet usage intempestif et distrait du mot « humanitaire ». La flottille de Free Gaza a été conçue comme une action militante qui a certes tourné à l’affrontement mais qui s’inscrit dans un registre symbolique, donc politique. Par conséquent, la question n’est pas de savoir si cette opération était ou non politique mais de se demander quelle politique elle défend.

La réponse est claire : l’objectif explicite, affiché par Free Gaza sur son site, n’était pas de fournir des marchandises à Gaza mais de dénoncer le blocus et d’obtenir sa levée. Et cet objectif est parfaitement défendable, car le blocus est indéfendable. Et qui plus est, parfaitement inefficace au regard de son objectif qui était de créer un fossé entre le Hamas et la population.

Au-delà de la levée du blocus, vous savez que la Turquie a son propre agenda…

Dès qu’un État est impliqué dans une opération de secours, ne serait-ce qu’en envoyant ses soldats lors d’un tremblement de terre, c’est qu’il a un « agenda ». À l’évidence, la Turquie, bloquée aux portes de l’Europe, entend s’affirmer comme une puissance régionale : d’où son rôle dans les négociations triangulaires avec l’Iran ou sa proposition de bons offices avec la Syrie. Mais pour y parvenir, elle doit se démarquer d’une alliance encombrante. Cela dit, qu’un État souverain joue sa carte n’a rien de choquant. Cela fait partie du jeu ordinaire des relations internationales.

[access capability= »lire_inedits »]Vous m’accorderez que les passagers des bateaux n’étaient pas exagérément pacifistes…

Mon sentiment − à défaut d’informations précises − est qu’il y avait sur ces bateaux des gens animés par des considérations politiques très différentes. Un ancien conseiller de Reagan, un prix Nobel de la paix irlandais, des députés européens, des militants propalestiniens de base et des islamistes peuvent se retrouver pour dénoncer le scandale de ce blocus. Parmi eux, certains n’étaient pas pacifiques et étaient au contraire décidés à en découdre, notamment un noyau qui était là pour faire son djihad, prêt au sacrifice. Mais il me semble évident que le passager lambda était là dans un esprit à la fois militant et pacifique.

Les manifestants européens ne le sont pas toujours et ils ont une petite tendance à confondre « juif » et « israélien »…

Je ne peux qu’observer cette confusion angoissante. Je ne crois pas, ou je n’ai pas envie de croire qu’elle est générale, mais il faudrait être aveugle pour ne pas la voir. J’ajoute qu’il faut être aveugle également pour ne pas voir qu’elle est entretenue par le comportement de dirigeants communautaires. Rappelez vous, entre autres, le grand rabbin Bernheim manifestant devant l’ambassade d’Israël pour soutenir l’attaque de Gaza en janvier 2009.

Ce n’est pas la première fois qu’Israël est ainsi montré du doigt. Y a-t-il quelque chose de nouveau ?

Quelque chose est en train de se fissurer profondément et j’en tiens pour preuve le fait que d’éminents intellectuels, habituellement rangés aux côtés d’Israël même dans des moments très durs, font état de leur malaise. Alexandre Adler, qui a plutôt tendance à être sobre dans le choix de ses mots, se déclare « épouvanté », un terme plus finkielkrautien qu’adlérien. Quand nous avons publié La Discorde, avec Alain Finkielkraut, l’isolement d’Israël était déjà inquiétant. Aujourd’hui, il est presque total.

Des situations de guerre et des horreurs, vous en connaissez beaucoup. On dirait que les morts causées par Israël révoltent plus que toutes les autres…

On peut s’en indigner mais c’est un fait : un mort n’est pas égal à un mort. Je suis bien placé pour constater à quel point l’indignation est à géométrie variable et je considère qu’avant d’être une faute morale, c’est un phénomène anthropologique : on ne peut pas éprouver avec la même intensité toutes les souffrances du monde. C’est un fait que, quand j’apprends que l’armée turque a tué des militants kurdes, je ne ressens pas la sidération qui a été la mienne le matin de l’assaut israélien. L’état d’incandescence des réactions observées en l’occurrence a plusieurs explications. Tout d’abord, nous parlons d’un conflit universalisé, mondialisé dont les répercussions vont au-delà de la région. Le général Petraeus a tout de même déclaré publiquement que la politique israélienne mettait la vie des soldats américains en danger. Nous parlons de l’occupation la plus longue de l’histoire récente, menée par un État issu de l’Europe, soutenu par elle et les États-Unis, dans la région dont sont issues les religions monothéistes dominantes. Avec des ingrédients pareils, ne nous étonnons pas d’avoir un cocktail très singulier et particulièrement explosif !

Enfin, Free Gaza a su admirablement jouer des symboles – la mer, la référence à l’Exodus, la population assiégée. J’ajouterai que, comme le disait Vidal-Naquet, on juge un État à l’aune des critères dont il se réclame lui-même. Quand Assad a massacré des milliers d’islamistes, cela n’a pas suscité de tollé : les Syriens tuant des manifestants, c’est dans l’ordre des choses. L’unanimité et l’intensité de la réprobation s’expliquent donc aussi par la prétention d’Israël à être la seule démocratie de la région. Or, cette revendication, discutable au sens réel du terme, est contredite par la violence de l’option choisie. Les Israéliens pouvaient contrôler ce convoi et le laisser passer, comme ils l’ont déjà fait dans le passé.

Pourquoi, selon vous, ont-ils choisi de donner l’assaut ? Diriez-vous, comme certains journalistes israéliens, que Nétanyahou est entouré par une « bande d’idiots » ?

Sans doute, mais c’est plus grave que ça. Face à un problème politique, Israël réagit avec ses commandos. Du reste, les militants radicaux qui se trouvaient à bord de la flottille ont très intelligemment anticipé ce qui allait se passer. Cette façon de tout traiter par la force est incompréhensible pour le reste du monde et entraîne Israël vers la catastrophe. Il est vrai de surcroît que, quand on entend les propos d’un Lieberman menaçant Gaza d’une attaque nucléaire, on a l’impression que les fous furieux sont au pouvoir. Et il n’est pas sous-secrétaire d’État au logement des défavorisés, mais ministre des Affaires étrangères ! En réalité, depuis Rabin, aucun gouvernement n’a osé proposer une autre voie que celle de l’affrontement. Faute de courage politique, tout repose sur le courage physique des soldats. Mais à l’âge des missiles, le blocus, comme le mur de séparation, s’apparentent à des lignes Maginot.

Tout de même, Israël s’est retiré de Gaza, sans en percevoir le moindre dividende !

C’est une entourloupe ! Ce retrait n’est qu’une autre forme de bouclage. On a posté les matons à l’extérieur, point barre. Si ce retrait avait été négocié avec un minimum de respect pour les positions de l’adversaire, on pourrait considérer que les Palestiniens, en tirant sur Israël, sont les seuls fautifs du blocage actuel. Cela dit, je pense qu’ils se trompent lourdement en recourant à la violence et pas seulement par compassion pour les Israéliens, compassion que j’éprouve autant que n’importe qui, mais par conviction politique. Cela ne les mènera nulle part.

Acceptez-vous de dire qu’Israël est en guerre avec le Hamas ?

Non. La disproportion est telle que parler de guerre n’a tout simplement pas de sens. Certes, officiellement, le Hamas a une position intransigeante à l’égard de l’« entité sioniste » mais en politique, on a souvent plusieurs fers au feu et plusieurs de ses dirigeants ont fait des ouvertures, évoquant la possibilité de se contenter d’une partie de la Palestine historique. Personne n’a voulu les entendre. En dehors de la brève embellie qu’a été le gouvernement Rabin, Israël n’a jamais considéré sérieusement l’option qui consiste à discuter avec ses ennemis. Dès lors, les relations avec le Hamas ne sont envisagées que sous l’angle militaire. Quand on pense que le monde est un ensemble de clous, on se comporte comme un marteau. Cette politique est suicidaire.

Peut-être. Il est cependant étrange que personne ne s’interroge sur la nature du Hamas. Il y a quelques années, l’un de ses dirigeants, que je questionnais sur la mort de civils innocents, m’a fait cette réponse : « No jew is innocent ! »

Si personne ne s’interroge, c’est parce que la question n’a politiquement aucun sens. À l’exception d’une poignée de stratèges qui, malheureusement, sont au pouvoir en Israël, personne ne pense qu’on va éradiquer le Hamas. Dans ces conditions, s’en tenir au constat qu’ils nous déplaisent, c’est accepter un conflit sans fin, un blocus pour l’éternité et l’engloutissement d’Israël dans une haine qui ne restera pas toujours symbolique. Sans doute les dirigeants du Hamas ou certains d’entre eux sont-ils antisémites. Reste qu’ils sont là et que c’est avec eux qu’il faut parler. Il n’y a pas d’alternative.

On nous parle de gens ivres de leur puissance. Mais vous connaissez Israël, vous savez à quel point la peur y est profonde…

Je connais cette peur et je la comprends d’autant mieux que j’en ai des échos dans ma famille. On observe, en Israël, la combinaison unique de sentiments de toute-puissance et d’extrême vulnérabilité. Ce mélange de l’eau et du feu est la formule de la plupart des gouvernements. Le seul à avoir tenté l’option de la négociation et de la sécurité collective a été Rabin. Et je ne crois pas qu’il comptait dissoudre l’armée et planter des gardénias à Dimona.

Vous ne croyez pas au risque de voir l’Iran surarmer Gaza en cas de levée − probable − du blocus ?

Quand Nétanyahou affirme que laisser passer un bateau revient à laisser un port iranien s’installer aux frontières d’Israël, personne ne peut avaler ça. Je ne vois pas le Hamas prenant la responsabilité d’envoyer une salve de missiles sur Tel-Aviv compte tenu du risque de dévastation en retour. En conséquence, la probabilité d’une montée aux extrêmes est limitée, même si on ne peut la réduire à une abstraction de propagandiste. Mais je le répète : le blocus n’empêchera rien.

Au-delà du Proche-Orient, que vous inspire la montée de l’islamisme ? Vous qui avez cru à l’émancipation des peuples, n’espériez- vous pas un avenir un peu différent ?

Il est certain que, dans les années 1970, nous imaginions un autre futur. La montée de l’islamisme sur les décombres du nationalisme arabe n’a rien de réjouissant. Pour autant, je pense que la répression est contre-productive, comme elle l’a été en Algérie où elle a permis aux islamistes de se parer de l’héroïsme des résistants. Mieux vaut les laisser se prendre les pieds dans le tapis du pouvoir que de leur offrir la possibilité d’annexer à leur profit la démocratie et la vérité.

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Juin 2010 · N° 24

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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