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Non, Charles Aznavour, je n’ai rien oublié

J'ai déjeuné avec le grand Charles cet été


Non, Charles Aznavour, je n’ai rien oublié
Charles Aznavour, mai 2018. SIPA. Shutterstock40672539_000006

C’était cet été, à l’ombre du soleil de Provence: j’ai déjeuné avec Charles Aznavour. J’étais venu lui parler de Johnny, son « fils spirituel ». Mais à travers le Taulier, le grand Charles m’a aussi parlé un peu de lui.


J’ai rencontré Charles Aznavour sous le beau ciel net des Alpilles, cet été. Il faisait chaud malgré le feuillage des platanes. Il était fatigué, mais l’esprit restait vif. Il portait une chemise aux couleurs de la Provence, du jaune, de l’orange, un peu de bleu. Derrière ses lunettes de soleil, je devinais un regard malicieux. Il était venu déjeuner chez Marie, son bistrot préféré, à Saint-Rémy. Il avait quitté son mas de Mouriès, havre de paix, à quelques kilomètres de là, empruntant l’une des plus exquises routes de France, avec les montagnes d’argile au loin, chères à Van Gogh.

« Il y a des publics qui ne rappellent pas. »

Charles avait fait planter des oliviers dans sa propriété. Il en était fier, car les arbres aux troncs noueux produisaient une huile plus forte que les autres. À son image. Il était résistant, Charles. De constitution fragile, petite taille, 50 kilos guère plus, il les avait tous fait mentir, comme il disait. Qui ça ? Les critiques, qui l’avaient massacré à ses débuts, allant même jusqu’à écrire qu’il ne fallait pas laisser monter un infirme sur scène. Il en avait bavé, oui. Et il n’avait rien oublié. Mais il avait transformé la boue en or. Il avait une volonté de fer, et c’était un travailleur infatigable. Il était né dans la rue, comme celui qu’il considérait comme son fils spirituel, Johnny Hallyday. Il avait chanté dans les cours, ramassé l’argent qu’on lui jetait par les fenêtres, comme la môme Piaf. L’école de la rue, les vaches maigres, les insultes, les salles vides, le public boudeur, il avait connu tout ça. On lui reprochait, à la fin de ses concerts, de partir sans rappel. Il m’avait dit : « Il y a des publics qui ne rappellent pas. »

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Je l’avais interrogé sur Johnny pour la bio que j’écrivais sur le Taulier. À travers ses propos, Charles parlait de lui. Il avait un sacré tempérament, ne mâchant pas ses mots. Il ne supportait pas les chanteuses et chanteurs qui voulaient ressembler aux stars du moment. Il m’avait cité cette chanteuse qui singeait Madonna. Elle avait flingué sa carrière. « D’abord, on ne couche pas avec son producteur, il m’avait dit, et ensuite on ne vient pas sur scène en combinaison. Pourquoi exhiber son corps ? Est-ce qu’on se fout à poil, nous ! »

« Il ne faut jamais mentir au public. »

Charles ne donnait pas de conseils. Il aurait pu. Il connaissait tout du métier d’artiste. À Johnny, dès ses débuts, il lui avait suggéré cependant : « Tu dois faire ton service militaire, sinon on te le reprochera un jour. Tu dois également chanter pour toutes les générations, et pas seulement la tienne. » Il lui avait alors écrit Retiens la nuit. Un texte admirable, bien ficelé, avec des paroles qui prouvaient que Charles avait compris les blessures d’enfance de son protégé. Il l’avait accueilli dans sa propriété de Montfort-l’Amaury. C’est là, après une promenade à cheval, qu’il s’était rendu compte que Johnny n’était pas né dans un ranch des États-Unis, comme il le prétendait. Il lui avait lancé : « Il ne faut jamais mentir au public. Jamais tricher avec lui. Le public, c’est notre famille. » Charles Aznavour respectait son public. Mieux, il l’aimait. Il s’arrêtait pour faire une photo, signer au autographe. Parfois, ça l’emmerdait, mais il l’acceptait, pour faire plaisir. Un jour, un fan avait voulu faire un tour dans sa belle bagnole. Charles avait répondu : « Pas de problème, c’est un peu la vôtre. » Il avait beaucoup aidé. Ainsi, il m’avait avoué : « Je possédais un studio rue La Bruyère, à Paris. Brel ne savait pas où coucher. Il n’avait pas d’argent à ses débuts. Comme moi. Il débutait chez Patachou. »

Aznavour revenait souvent à ses débuts. À sa voix qui ne passait pas. « On a cassé des cailloux dans ma gorge », il m’avait dit. « Les critiques n’avaient pas trempé leur plume dans un bénitier », venait-il d’écrire dans une chanson qu’il s’apprêtait à chanter sur scène, à la fin de l’année. « J’ai vécu une véritable entreprise de démolition, me confiait-il, devant une viande sans sauce, ni matière grasse. Or, une critique doit être constructive. On ne peut pas critiquer un débutant. Il faut le laisser faire ses preuves. J’ai tenu bon. Comme Brel, Johnny, Piaf. Ah, Piaf, je l’adorais. Elle n’avait pas le temps de voir les films ou les spectacles. Alors elle me chargeait de les voir à sa place, et de les sélectionner. Je n’avais pas intérêt à me tromper, sinon elle m’engueulait. C’est comme ça que je lui ai dit de voir Le troisième homme. Il passait dans un cinéma, près de l’Opéra, une séance en français, une autre en anglais. Comme il fallait que je l’accompagne, j’ai vu le film quatre fois ! C’est moi qui l’ai emmené voir Johnny sur scène. Elle avait tout de suite compris que le jeune blondinet avait la trempe d’un artiste. »

« Johnny a raté sa carrière aux États-Unis parce qu’il a chanté du Elvis à Végas »

Charles Aznavour est mondialement connu. Il n’y a pas beaucoup d’artistes français qui peuvent en dire autant. Il faut faire des efforts, chanter dans la langue du pays où l’on se produit. Il faut bosser, quoi. « Je me suis imposé aux États-Unis, m’a encore avoué Charles, parce que j’ai violé les Américains ! Ils aiment ça. Ils veulent des artistes qu’ils n’ont pas. Johnny a raté sa carrière aux États-Unis parce qu’il a chanté à Végas, du Elvis Presley. Or, il aurait dû chanter du Johnny, à New York ! »

C’était ça, nos discussions. Un franc-parler, une manière d’être. En amour, il avait souffert, il avait été plusieurs fois trompé. Il y a des chansons d’amour de lui qu’il ne faut pas écouter un dimanche de pluie. Ça l’avait rendu indulgent. « Je dis parfois à une amie trompée par son mari : ‘Ça se lave !’ » Il faut savoir…

« Il y a une chose que j’attends par-dessus tout, c’est d’être arrière-grand-père. »

On raconte que ce qui faisait tenir debout Aznavour, c’était les concerts à venir. Il m’avait révélé ceci : « Il y a une chose que j’attends par-dessus tout, c’est d’être arrière-grand-père. Je ne le suis pas encore et ça m’énerve. Mais je sens que ça va arriver. Mon petit-fils américain vient de rencontrer une Mexicaine… Arrière-grand-père, ça me placera ailleurs. »

Aznavour avait beaucoup d’humour. Il aimait celui de Charles Trenet, en particulier, si malicieux. Le « fou chantant » faisait des parodies de chansons américaines. Ainsi Just one your chance devenait Je soigne mon chien. L’humour, pour tenir en respect les fâcheux.

Une dernière anecdote. Charles Aznavour et Johnny se sont rencontrés pour la première fois dans un cimetière. Aznavour : « Je tournais Horace 62, un film d’André Versini, et pendant une pause, j’ai demandé à mon beau-frère, Georges Garvarentz, parolier, de faire venir Johnny, dont il m’avait dit beaucoup de bien. »

« Le hasard est curieux il provoque les choses

Et le destin pressé un instant prend la pause. »

Je n’oublierai pas notre accolade sous le ciel de Provence, la dernière.

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Pascal Louvrier est écrivain. Dernier ouvrage paru: « Philippe Sollers entre les lignes. » Le Passeur Editeur.

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