L’art, cette grande putain planétaire


L’art, cette grande putain planétaire

auto design boris groys

Quand Nietzsche prophétisait sur l’humanité à venir, il décrivait une plage de sable fin où tous les humains seraient très égaux, très ronds, très conciliants, très ennuyeux… Le futur de Nietzsche est devenu notre présent. Boris Groys, dans son essai En Public, Poétique de l’auto-design, montre que la principale conséquence de cet état de chose, c’est qu’il ne convient plus à l’art d’aujourd’hui d’être perçu  comme une opposition entre l’artiste et le spectateur. Il faut lui préférer désormais le modèle du créateur universel, institué par l’ère du numérique et de l’immédiateté, et remplacer  l’esthétique par la poétique, ou plus précisément « l’auto-poétique » c’est à dire  la création de soi-même. Voilà pourquoi et comment nous sommes désormais envahis par les créateurs tandis que les consommateurs de culture se raréfient terriblement.

Il faut nous y habituer, l’art ne vient plus des collections, des bibliothèques et des musées, il ne répond plus aux normes du commissariat, il ne rentre plus dans les clous; c’est une exhibition totale, permanente, auto-produite et auto-satisfaisante qui compose aujourd’hui notre environnement. « L’art d’avant-garde est élaboré pour une population d’artistes » commente Boris Groys. La mort de Dieu et de la figure sacrée du Père, dans les esprits occidentaux, a tracé la voie de l’auto-design. On ne se préoccupe plus, dès lors, du salut de son âme mais de son apparence physique et de son image de marque. Bien plus, on la construit, on n’a jamais fini de la fabriquer. Il faut, pour être populaire, conserver ou gagner ses galons, endosser sa responsabilité esthétique, se prêter au jeu de l’individu-artefact.

Évidemment, et heureusement pour les derniers tenants de la morale platonicienne, un monde entièrement esthétisé, « designé » ne peut manquer de susciter la méfiance. On doutera autant du sourire d’un homme politique en prime time que de la perfection de la peau de sa nouvelle conquête tant qu’on ne l’aura pas aperçue sans maquillage. Le chef-d’œuvre de l’auto-design consiste donc à produire un vernis de sincérité pour s’octroyer la confiance de l’autre, et a fortiori du public.

C’est le processus de « going public » (titre original de l’essai, que l’on peut traduire littéralement par « devenir-public ») qui caractérise ce que l’on nomme – sans vraiment savoir ce que l’on nomme – l’art contemporain. N’importe qui peut se targuer de faire de l’art, de l’exposer au monde entier par le biais des réseaux sociaux. Il n’est même plus nécessaire de fournir une preuve physique de son activité artistique, car après tout, le règne du projet sous lequel nous vivons est si contraignant que nous pouvons nous autoriser à admirer une oeuvre avant même qu’elle n’ait une existence tangible. Ce qui compte, c’est l’attitude, l’être-artiste et il suffit de le proclamer et de s’en donner l’air, l’image, pour lui donner sa réalité.

Comment, alors, distinguer un artiste d’un non-artiste ? Fondamentalement, un artiste est un rouage du monde de l’art, monde qui repose comme tout autre sur la division du travail. Mais trouver un critère de distinction est de la dernière difficulté, même pour les plus affutés des théoriciens. Portrait de l’artiste en apôtre sécularisé ? Construction de l’espace artistique ?

En tout cas, l’exemple du Carré noir de Malevitch, souvent décrié parce que « n’importe qui pourrait en faire autant » montre que l’oeuvre d’art en tant qu’objet est devenue, avec les artistes d’avant-garde, effectivement un objet culturel faible. Néanmoins, c’est l’aspect transcendantal du Carré noir, le fait que Malevitch ait délibérément conçu une œuvre d’art comme objet culturel à faible valeur, voire comme geste nul, qui en fait une oeuvre d’art. Que le Carré noir existe sous nos yeux comme une surface géométrique uniformément noire ne change rien à l’affaire.

Libre à chacun de ne voir dans les travaux de Pollock, Basquiat ou Yves Klein des gribouillages enfantins, nous aurons au moins tenté, avec Boris Groys et le secours (certes rébarbatif) de la théorie, de comprendre quelque chose à l’art contemporain…

En public: Poétique de l'autodesign

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*Photo : Le jour ni l’heure.

Boris Groys – En public, poétique de l’auto-design, PUF.



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étudie la sophistique de Protagoras à Heidegger. Elle a publié début 2015 un récit chez L'Editeur, Une Liaison dangereuse.

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