Dernier comptoir avant la fin du monde


Dernier comptoir avant la fin du monde

Bertrand Lacarelle rue Gît-le-Coeur

La première fois que j’ai croisé Bertrand Lacarelle, c’était en 2007, rue Gît-le-Cœur. Je m’étais aventuré avec deux amis dans cette petite rue transversale après que nous eûmes joué à pile ou face, depuis deux heures, le sort de chaque intersection. Un tel exercice nous avait assoiffés, comme on l’imagine aisément, et nous étions donc entrés dans le premier bar à notre portée, un lieu bizarre, foncièrement anachronique, contenant quantité de livres entassés pêle-mêle, un juke-box, l’hélice d’un Spitfire au plafond, un comptoir, bien sûr… Et à ce comptoir, donc, avec un demi devant lui, son coude, son chapeau de feutre argentin, son autre coude, au-dessus de quoi un visage d’éternel enfant débarqué tel quel de plusieurs lustres en arrière (sans doute les années 30 côté « non-conformistes »), une Craven-A aux lèvres : Bertrand Lacarelle. Comme nous nous interrogions sur la nature du lieu tout en évoquant les conditions qui nous y avaient menés, Lacarelle nous assura que nous dérivions en plein « hasard-objectif » et que la magie de ce dernier venait de nous guider vers un centre occulte, là où « gisait le cœur », et là où lui-même tentait de contribuer à sa réanimation. « Je ne suis pas le premier… », précisait-il.

Voilà qui m’avait, il y a huit ans, paru charmant, énigmatique, un rien absurde, et il me fallut la lecture de son livre pour mesurer au contraire la cohérence des propos que m’avait tenus alors Bertrand Lacarelle.

Ce livre, La Taverne des ratés de l’aventure, quelque peu « transgenre » parce qu’il est une méditation mise en scène qui enchaîne des aperçus, des rêves, des spéculations, des notes de lectures et des déclarations de guerre, ce livre, dis-je, révélait donc à quoi s’affairait Bertrand Lacarelle dans ce bistrot disparu de la rue Gît-le-Cœur, et quelle entreprise il poursuivait : celle des poètes américains Kerouac, Ginsberg et Burroughs qui, un peu plus haut dans la rue s’étaient bien, eux aussi, installés, à la fin des années 50, pour trouver le « beat » et, à l’instar du jeune Français soixante ans après, refaire battre un cœur. Car, de l’extinction du cœur, mille symptômes attestent, note l’auteur, notamment ce fait que depuis la Seconde Guerre Mondiale, au lieu de se tirer naturellement une balle dans le cœur, les poètes suicidaires visent plus souvent la tête. Comme si le cœur n’y était plus.

Nous vivons cernés par les « vivants-morts », affirme encore Lacarelle, pris de visions entre deux cafés, deux bières, deux cigarettes, deux conversations opportunes, à transformer en grotte kaléidoscopique cette taverne tenue par le mystérieux Bernard Schwarz. Nous vivons cernés par les zombies, comme en témoigne le succès des films de morts-vivants depuis le début du IIIe millénaire. La première « Marche des zombies » française, qui s’est déroulée le mois dernier de la place de la République à la place des Vosges était d’ailleurs sans nul doute une contre-attaque instiguée par quelque puissance invisible pour opposer à la sortie du livre de Lacarelle. Une manifestation qui, derrière son aspect carnavalesque, peut très bien s’interpréter au premier degré, oui, comme une authentique « zombie pride », revendiquant, au moment même où il est contesté par écrit, le droit à être et à rester « vivant-mort » ou « mort-vivant » – selon que le décès effectif a été constaté ou non. Et Lacarelle de convoquer, lui, face à cette contamination, les spectres lumineux des « beats », de Debord, de Lamarche-Vadel, de Malaparte, de Jünger ou même de La Boétie et Chrétien de Troyes ; une vaste conspiration de l’esprit qui se met à jour à travers ces pages afin de fournir des armes contre l’effroyable contamination mortifère.

Lacarelle sait, par ailleurs, que la poésie seule marque le pouls initial. C’est pourquoi ce thuriféraire de Vaché et Cravan exalte essentiellement, ici, la figure d’un autre surréaliste irrégulier : Stanislas Rodanski. Né en 1927, interné volontaire à 27 ans, pour 27 ans de sursis. Magie des nombres environnant la radicalité d’une trajectoire. L’asile comme aventure, la quête du Graal intérieur par un ermite interlope, voici ce qui sert d’élan à l’élan réclamé.

Et si un tel sujet, quand Lacarelle l’évoqua ce jour de 2007 rue Gît-le-Cœur, me parut alors une curiosité d’esthète sans rapport avec l’urgence, je compris enfin, en refermant récemment son livre, que pour ranimer les cœurs, il valait mieux, en effet, faire un usage immodéré des poètes foudroyés, sans quoi : comment parvenir à administrer suffisamment d’électrochocs ?

La Taverne des ratés de l’aventure de Bertrand Lacarelle – Pierre-Guillaume de Roux.

*Photo : Wikimedia Commons.



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est journaliste littéraire et co-animateur du Cercle Cosaque

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