Affaire Taubira : juger ou militer, il faut choisir


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Lorsqu’est tombée l’information sur le jugement du tribunal correctionnel de Cayenne et l’annonce de la condamnation d’une ancienne candidate du Front national à une peine de prison ferme de neuf mois pour injures racistes, la première réaction du praticien fut celle de la réactivation du vieil adage : « une justice pour l’exemple est rarement une justice exemplaire ». Mais, immédiatement, le débat qui fit rage fut celui du quantum de la peine. Répartition des camps en trois tiers : « C’est trop, c’est normal, ce n’est pas assez ». Personnellement, je n’en discuterai pas. Le législateur a donné au juge une fourchette, son interprétation est son problème.
Premier sourire devant certaines contradictions, notamment chez les grands pourfendeurs du laxisme taubirien, qui trouvent que cette fois-ci elle y a été un peu fort. Deuxième sourire lorsque l’on constate que les mêmes redécouvrent le « principe de proportionnalité en matière pénale » après l’avoir oublié pour Nicolas Sarkozy. Le praticien, toujours lui, se demande comment on en est arrivé là, à une décision aussi «clivante» comme on dit aujourd’hui, et quand même tout à fait surprenante. Ce jugement n’est pas tombé du ciel, alors que s’est-il passé ? Beaucoup d’informations dont on dispose quarante-huit heures plus tard sont à prendre au conditionnel. Nous l’emploierons donc souvent. Et puis, il faut également éviter de se voir épinglé sur le « nouveau mur des cons », c’est-à-dire la liste des dangereux propagateurs du « populisme judiciaire des élites ».

Les faits ? Une candidate aux municipales du Front national dans l’est de la France, a «posté » sur son « compte Facebook » une série de photos pour comparer la Garde des Sceaux Christiane Taubira à un singe. Initiative assez dégueulasse qui amena le FN à lui retirer son investiture et les électeurs à la renvoyer à ses chères études…
Le déclenchement de la procédure ? À 10 000 kilomètres de là, une association sur laquelle on a peu de renseignements si ce n’est qu’elle serait l’enveloppe d’un parti indépendantiste guyanais, celui de Christiane Taubira, une petite recherche internet situant le siège social au domicile guyanais de celle-ci, lance une procédure sur citation directe devant le tribunal correctionnel. Premières observations, compte tenu de la diffusion sur Internet des documents incriminés, cette compétence territoriale est possible. Elle aurait dû cependant, au plan du respect des principes et dans la volonté d’une bonne administration de la justice, être soigneusement évitée. Le contexte guyanais, ainsi que le reconnaîtra de façon assez extraordinaire la décision, ne garantissait pas la sérénité des débats. Le devoir du parquet, mais aussi du tribunal était de solliciter auprès de la Cour de Cassation le « dépaysement » de l’affaire ». L’éloignement rendait également difficile pour la prévenue, mais aussi le Front national cité comme coauteur (!) de mettre en place une défense digne de ce nom. En ce qui concerne l’ex-candidate, l’obstacle matériel était probablement insurmontable. On dit que le choix d’un avocat métropolitain s’imposait, car une rumeur insistante, (à laquelle personnellement je ne peux pas croire) prétend que l’ensemble des avocats guyanais aurait refusé de prendre cette défense en charge. Dans une procédure de cette nature, cette présence de proximité était pourtant indispensable. Si ces faits étaient avérés, les avocats guyanais successeurs de Gaston Monnerville se seraient quand même un peu déshonorés. Par conséquent, aucune défense digne de ce nom, que ce soit de Madame Leclère ou du Front national n’a pu être mise en œuvre. La Convention Européenne des Droits de l’Homme, ratifiée par la France et qui par conséquent lui est opposable, prévoit expressément dans son article 6 le « droit au procès équitable ». Une abondante jurisprudence en a bien défini les contours. La procédure de Guyane ne répond pas aux impératifs qui sont supérieurs aux règles techniques locales. Les conditions d’une justice sereine n’étaient pas réunies et la défense nécessaire au débat contradictoire arbitré par le juge n’a pas pu se mettre en place. Les magistrats qui ont statué, n’ont pas les eu moyens d’appliquer le principe de « personnalisation des peines » ne sachant pas qui était Madame Leclère, quelle était son histoire, les raisons de son acte, etc.

J’ai déjà dit dans ces colonnes l’importance de la forme dans le procès pénal par application du principe de Rudolf von Jhuring : « adversaire acharnée de l’arbitraire, la forme est la sœur jumelle de la liberté ». Une décision de justice n’est légitime que si elle est l’aboutissement d’une procédure irréprochable. Sinon, elle est un acte d’une autre nature. Et il semble bien que le jugement du tribunal correctionnel de Guyane encoure cette qualification.
Madame Taubira, Garde des Sceaux, était la cible de cette injure inadmissible. Est-il heureux que ce soit une association à laquelle elle serait liée qui engage l’action publique par la voix d’une citation directe, procédure assez rare qui permet à n’importe qui de se substituer au parquet pour engager des poursuites ? Est-il heureux dans, le souci d’une justice sereine, que toute la procédure se soit déroulée dans son département d’origine certes territoire français, mais, ou indiscutablement ces questions de racisme sont particulièrement sensibles ? Faut-il se réjouir de l’absence de défense et de débat contradictoire ? Eh bien non, ce n’est pas comme cela que les choses auraient dû se passer. Tout d’abord, il existe une procédure spécifique aux ministres qui ont fait l’objet de diffamation ou d’injures. Pourquoi n’a-t-elle pas été utilisée ? Pourquoi le parquet territorialement compétent pour la résidence de Madame Leclère est-il resté passif ? Pourquoi les grandes associations habituellement si promptes à réagir (SOS Racisme, LICRA ? MRAP) sont-elles restées coites ? Ceux qui parleront de vendetta ou d’opération politique risquent de trouver leur public.
Et ce n’est pas la lecture de la décision elle-même, maintenant en partie disponible, qui risque de les faire changer d’avis.
J’invite à une lecture attentive de ce qui ressemble plus à un tract qu’à ce qu’on a l’habitude de commenter dans les revues juridiques. On y trouvera cependant quelques nouveautés jurisprudentielles assez ébouriffantes.
« Attendu en effet que l’attaque frontale à la dignité de l’homme justifie une sanction qui ne se limite pas une punition financière… Mais qui s’attache aussi à la personne du délinquant ». Justement, la personnalité du délinquant n’était pas connue du tribunal.

On assiste aussi à la consécration de la responsabilité pénale collective puisqu’il est dit précisément que : « attendu que si le FN n’est pas l’auteur matériel de l’infraction, il sera démontré qu’il y a participé par instigation et fourniture de moyens ; qu’il est évident que l’infraction commise par Madame Leclère aurait eu un retentissement sans commune mesure si elle n’avait pas été candidate du Front National aux élections municipales de Rethel ». Oupsss, donc si on comprend bien, les partis politiques vont être pénalement responsables des infractions commises par leurs militants, candidats ou élus, du fait de la notoriété que donne leur appartenance à l’infraction commise. Mais dites donc, le Parti Socialiste aurait-il du mouron à se faire pour les présumées fraudes fiscales de Jérôme Cahuzac ? Autre facteur d’implication comme coauteur du Front national (qui a immédiatement suspendu la candidate lorsqu’il a appris la publication raciste), les condamnations précédentes de Jean-Marie Le Pen. Petit détail la loi interdit au juge ce genre de pratique.

Le tribunal retient également la responsabilité de ce parti dans la commission de l’infraction par ce que : « en ne s’assurant pas des opinions républicaines (de son candidat)… Le Front national a participé aux délits commis par Madame Leclère. » Royalistes, anarchistes, partisans de la dictature du prolétariat, interdits d’élections. Et désormais, pour les partis, avant de présenter un candidat, vérification de ses opinions profondes. Le jugement ne dit pas par quel moyen (police de la pensée, détecteur de mensonges, utilisation des neurosciences ?). Autre facteur d’incrimination directe du Front national, le fait d’avoir un « programme visant à limiter l’immigration de façon drastique ». Moi qui croyais qu’il s’agissait d’une opinion politique (qui n’est pas la mienne) pouvant librement s’exprimer dans un pays démocratique, j’avais tout faux.

Il y a d’autres perles, mais un peu consterné, on s’en tiendra là. À la première lecture j’espérais que ce fut un fake. Il semble que non. Chacun se fera son opinion.
Tout cela est malheureusement désolant. Bien évidemment, la lutte contre le racisme n’y trouvera pas son compte. Et au contraire, le Front national peut se frotter les mains. Reste la question de savoir si c’est un excès de zèle ou une provocation délibérée. J’espère vraiment l’excès de zèle.



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