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Œdipe nique pas sa mère


Œdipe nique pas sa mère
Gustave Moreau, Œdipe et le Sphinx.
Gustave Moreau, Œdipe et le Sphinx
Gustave Moreau, Œdipe et le Sphinx.

Il y a des coïncidences dans l’actualité de la vie intellectuelle en France auxquelles, malgré toute sa bonne volonté d’enfant du siècle qui se veut affranchi de toute forme de superstition, il est difficile de ne pas donner un sens. Au mois d’avril 2010 paraissaient presque simultanément en France deux ouvrages consacrés à Freud, deux ouvrages très critiques, l’un de sa pensée, l’autre de sa personne. Le premier, Œdipe mimétique, préfacé par René Girard et signé par Mark Anspach, ne recevra aucune réponse médiatique, et n’en constituera peut-être pas moins l’une des critiques les plus subtiles et les plus profondes de la pensée de Freud, dont il ne nie pas l’importance. Le second, Le Crépuscule d’une idole signé par Michel Onfray, en identifiant Freud à un tyran domestique éprouvant un attrait coupable pour les tyrans politiques de son temps aura un écho extraordinaire et provoquera un débat passionné, malgré (ou à cause de) sa focalisation sur la personne de Freud plutôt que sur son œuvre. Ce débat acrimonieux mobilisera les plus hautes autorités de la psychanalyse en France qui mobiliseront elles-mêmes toutes les ressources de la résistance au fascisme et à l’extrême droite pour réduire à néant la critique de leur adversaire. À l’occasion de cette polémique, on assistera donc à un échange d’insultes symétriques, chacun accusant l’autre camp d’être fasciste ou nazi, ou stalinien, dans une surenchère digne d’une cour de récréation. C’est celui qui le dit qui y est.

Domenech, un Œdipe contemporain

C’est sans doute beaucoup plus qu’une heureuse coïncidence si cette dynamique dans l’injure réciproque est identique à celle qui anime Œdipe et Tirésias dans l’œuvre de Sophocle qui servit de matériau à Freud pour « découvrir » son fameux complexe. Mais Freud ne s’intéresse guère à cette scène cruciale d’Œdipe-roi, dans laquelle le roi et le devin, en dignes précurseurs d’Onfray et Roudinesco, se comportent en doubles mimétiques l’un de l’autre, et dans laquelle Tirésias, dans le feu de la dispute, en vient à traiter Œdipe de Mother Fucker (en grec ancien dans le texte). Une insulte qui lui restera.

Voici ce qu’à la suite de Girard, Anspach nous apprend. Contrairement à ce que pense la psychanalyse, l’accusation d’inceste est mythique : pas plus que Domenech n’ira « se faire e… », Œdipe ne niquera sa mère. A l’époque de Sophocle, le fait de brouiller les différences entre générations, de sombrer dans l’indistinction mimétique (pour parler girardien), était le pire des crimes, celui dont on avait besoin pour discréditer l’adversaire. Aujourd’hui sous nos latitudes, le pire des crimes est bien sûr celui d’être « nazi » (à moins d’être un prêtre présumé pédophile), et il ne faut pas s’étonner qu’Onfray et ses critiques s’échangent ce genre d’insultes, tout aussi mythiques. Personne ou presque, aujourd’hui, n’est nazi (ou même seulement nostalgique du nazisme) chez les intellectuels français, et sans doute personne ou presque, à l’époque de Sophocle, ne couchait avec sa mère, ni m’avait envie de le faire.

Face aux accusations mythiques, nous avons besoin d’une pensée critique. Et cette pensée critique ce n’est ni la critique d’Onfray de la psychanalyse, ni la psychanalyse elle-même qui nous la fournit, pris qu’elles sont aujourd’hui l’une et l’autre dans la rivalité des doubles, mais la lecture girardienne d’Œdipe-roi et de la pensée de Freud que propose Mark Anspach.

Freud dans un souterrain

Quand l’ouvrage d’Onfray se sert de la vie de Freud pour occulter sa pensée, l’ouvrage d’Anspach fait exactement le contraire : en analysant plusieurs récits par le maître d’épisodes de son enfance qu’il considère lui-même comme essentiels, il rend la genèse et le cœur de la pensée de ce grand médecin parfaitement intelligibles. Anspach souligne ainsi dans son ouvrage, ce qui est, décidément, plus qu’une coïncidence : ce sont deux événements analogues qui sont au cœur de la vie de Freud et du destin d’Œdipe. Œdipe devient meurtrier pour une histoire banale d’insulte sociale. Sur la route, il refuse de céder le passage à un vieillard inconnu qui le frappe au visage. Œdipe se venge : il extrait le vieillard de sa voiture et le tue. Dans L’Interprétation des rêves Freud raconte une histoire qui est arrivé à son père, et dont le récit est resté gravé dans la mémoire de l’enfant. Il s’agit d’une humiliation qu’a fait subir à son père un chrétien, en le forçant à descendre de trottoir pour lui céder le passage, et en jetant dans la boue son bonnet de fourrure flambant neuf. Cette humiliation, le père de Freud l’a acceptée sans broncher, source d’une humiliation cuisante pour le jeune Sigmund. Dans l’attitude d’Œdipe, Freud a vu à la fois la réparation de l’humiliation de son père, et sa mise à mort symbolique. Dans deux moments clés de sa propre existence, dont un au cours duquel il doit faire face à l’antisémitisme, Freud refuse de suivre l’exemple paternel. Il fait preuve de courage, ne cède pas et finit par avoir gain de cause. Ces deux moments sont préfigurés par l’affreux courage d’Œdipe qui l’amène à tuer son propre père.

Œdipe, roi des prides

Mais Œdipe a-t-il tué son propre père ? Œdipe ne savait pas qui était l’homme qui lui refusait le passage. Il a tué un rival, un homme qui refusait de céder. Un autre lui-même. Dans un contexte d’effondrement des différences symboliques, « la fraternité est vérité de la paternité », écrit Girard, repris par Anspach. Telle est notre situation aujourd’hui. Un des romans emblématiques de la modernité est sans doute Le Sous-sol de Dostoïevski, dont l’intrigue tourne aussi autour d’une question de préséance dans l’espace public. L’homme du souterrain se sent mortifié parce qu’un officier le bouscule dans la rue sans même le voir, et parce qu’il n’ose jamais lui-même bousculer son rival. En démocratie, aucune règle, rien ni personne ne nous permet de savoir qui doit céder le premier. Nous avons tous « le droit de » passer les premiers : aucun privilège ne s’impose à nous, mais réciproquement, nous n’avons les moyens d’imposer à autrui aucun privilège.

J’en ai déjà parlé ici, mais je ne peux m’empêcher de penser à ce propos à ces occupations de l’espace public aujourd’hui en France où chacun estime, à coup d’apéro-saucisson ou de kiss-in avoir droit à la préséance. La civilisation et la civilité, la galanterie, consistent à céder le passage, à accorder à autrui la première et la meilleure place dans l’espace public. L’affirmation hyperdémocratique de soi nous amène à faire exactement le contraire, à nous imposer à autrui, qui a théoriquement exactement le même droit et les mêmes exigences que nous. En ce sens le jeune Oedipe et le jeune Freud, ceux qui ne cèdent pas devant autrui, sont les archétypes de l’homme contemporain.

À la recherche de la secondarité perdue

À en croire Rémi Brague, le christianisme est secondarité. Nous autres chrétiens, sommes des païens convertis, des bizuths dans le monde du monothéisme. Nous ne sommes pas les premiers arrivés dans le giron du Seigneur. Nous n’avons, en tant que chrétiens, aucune primauté à revendiquer. Faire cela consisterait à entrer dans le jeu mortifère de la rivalité. Ce que les chrétiens ne se sont d’ailleurs pas privés de faire, l’expérience de Freud le prouve. Nous avons voulu prouver aux juifs que nous avions autant qu’eux, plus qu’eux peut-être, le droit au titre de « vrai Israël ». On peut même voir le nazisme comme une tentative à la fois chrétienne et antichrétienne d’effacer la preuve terrestre de la secondarité chrétienne, cette humiliation incongrue de la race des Seigneurs. Mais qui aujourd’hui peut se prétendre prêt à assumer vraiment cette secondarité ? Notre époque ne cesse de nier ce qu’elle doit à celles qui l’on précédée. Nous autres chrétiens, ne serons jamais à la hauteur de ce que les Evangiles exigent de nous. Qui peut prétendre « tendre la joue droite » ? On voit aujourd’hui partout dans le monde les rhétoriques nationalistes ou religieuses s’orienter de plus en plus autour des questions de primauté : nous étions là les premiers, sur cette terre sacrée. Ou : notre religion est la plus ancienne (pour les musulmans fondamentalistes par exemple, l’islam est la religion des origines, restaurée dans sa pureté après les altérations fallacieuses des juifs et des chrétiens). Ou encore : notre civilisation a cinq mille ans et nous avons tout inventé, le papier, la boussole, la poudre, nous avons donc le droit de piller sans vergogne votre savoir-faire.

L’impossible et idéale civilisation de la secondarité qu’était l’Europe reconnaissait au contraire, à autrui et à ses propres sources qu’elle situait en dehors d’elle-même, au père dont il est facile aujourd’hui de se gausser, dont il est impératif d’avoir honte, une primauté qui l’amenait à se découvrir imparfaite et perfectible. À mille lieux des fiertés conquérantes du jour, et des massacres mimétiques qui les accompagneront demain.

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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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