Parler de souveraineté a plus de sens que jamais


Parler de souveraineté a plus de sens que jamais
(Photo : SIPA.00677227_000002)
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Je vais vous raconter une histoire[1. Ceci est le texte du discours prononcé par Natacha Polony lors du colloque organisé ce samedi 18 juin par le Comité Orwell.]. Une histoire belge. Plus encore, l’histoire d’un symbole national belge, la mayonnaise qui accompagne les frites servies dans les baraques et les brasseries, et dont la recette traditionnelle fait la fierté de nos voisins. Récemment, un arrêté royal a autorisé à dénommer mayonnaise une préparation contenant 70 et non plus 80% d’huile, et 5 et non plus 7,5% de jaune d’œuf. La raison de cette modification est la demande adressée par l’industrie pour pouvoir rester compétitive face à la concurrence étrangère, qui propose des produits moins chers. Tollé chez les Belges qui dénoncent le dumping, la perte de qualité au nom du profit et protestent en invoquant la tradition, l’identité de leur cher pays qui serait menacée par les assauts de la modernité.

Cette histoire est une parabole chimiquement pure des conséquences d’une mondialisation dérégulée sur un corps politique : impression de dépossession et réaffirmation identitaire. Il y a fort à parier que nos amis belges seront considérés par certains faiseurs d’opinion comme de sympathiques ringards, ou, au pire, d’ignobles chauvins en pleine dérive populiste et identitaire. On leur répondra que c’est le marché qui décide, que si le consommateur préfère payer sa mayonnaise moins cher, c’est l’essence même du libéralisme, et qu’ils ne voudraient tout de même pas interdire la mayonnaise sans huile et sans œufs. Bolchéviques, va ! Et puis, si l’on n’y prend garde, avec ces histoires de mayonnaise, on va finir par parler protectionnisme, et autres lubies xénophobes. Le repli l’aura emporté sur l’ouverture, la haine sur la générosité et l’accueil. De quel droit est-ce qu’ils préfèrent leur mayonnaise, ces Belges ?

Alors nous y sommes. Parler de souveraineté a-t-il encore un sens dans un monde globalisé ? C’est la question qui nous rassemble et il n’y a pas de hasard à la poser en un 18 juin, 76 ans après un appel qui prenait justement acte de la dimension mondiale de la guerre pour en appeler à la légitimité face à la légalité qui s’était exprimée la veille à travers la demande d’armistice du Maréchal Pétain. Nous y reviendrons, mais l’homme du 18 juin est aussi celui qui déclarera le 27 mai 1942 : « La démocratie se confond exactement, pour moi, avec la souveraineté nationale. La démocratie, c’est le gouvernement du peuple exerçant la souveraineté sans entrave. »

Parler de souveraineté quand le territoire national est occupé, quand l’Etat et ses rouages ont choisi de collaborer avec l’ennemi, voilà qui est compréhensible. Mais aujourd’hui ? Est-ce que ça ne relèverait pas d’une vieille rengaine masquant des obsessions plus coupables ?

Le danger souverainiste selon Joffrin, Attali, FOG, BHL…

Il y a déjà plusieurs années que le qualificatif « souverainistes » est accolé à ces inclassables qui naviguent entre la droite et la gauche et à qui l’on a fait rendre gorge de la tonitruante victoire du 29 mai 2005. Souverainistes, c’est quand on ne dit pas « nationaux-républicains » ou autres joyeusetés. Mais souverainistes, ça ne dit pas grand-chose au plus grand nombre. Seulement le terme a ressurgi. Souvenez-vous, c’était à l’automne dernier. Libération décide de consacrer une une à Michel Onfray après son interview dans le Figaro. Et le philosophe est accusé d’avoir dérivé vers l’extrême droite, de s’abandonner à des idées nauséabondes, rances, et tout autre adjectif cher à nos anti-fascistes au nez sensible. Quelques jours plus tard, après diverses passes d’armes par médias interposés, Laurent Joffrin lâche l’argument ultime : Onfray est sur « la pente glissante du souverainisme ». Une pente qui amène à « défendre la nation au nom de la justice sociale », mais qui, nous dit le débusqueur de déviants, « finit toujours par préférer la nation à la justice sociale ». Qui prétend protéger son peuple pour mieux détester les autres. Qui rêve de frontières quand il faudrait tendre la main, ouvrir le cœur… Amen.

Le souverainisme, voilà l’ennemi. Dans un journal censément de gauche comme Libération, mais aussi dans un journal de droite libérale comme le Point. Il suffit de lire un seul éditorial de Franz-Olivier Giesbert (c’est déjà un effort) pour s’apercevoir qu’il est parti en croisade contre le souverainisme, ce nouveau fléau (parti est bien le terme : on l’a perdu depuis longtemps). Mais on pourrait citer également Bernard-Henri Lévy chez qui la lutte contre le souverainisme relève de l’exorcisme. Jacques Attali, très fier de sa dernière trouvaille, une réplique qu’il ressort dans chaque émission, face à chaque journaliste esbaudi : « Qu’est ce que c’est que cette histoire de racines. Nous ne sommes pas des radis. » Pas des chênes non plus, apparemment.

C’est donc tellement dangereux, le souverainisme, qu’il faille dégainer l’arsenal intellectuel, tout ce que le pays compte de brillants esprits ? Le souverainisme, c’est la guerre, la haine de l’Autre, le repli identitaire. Le souverainisme, ce sont les heures les plus sombres de notre histoire. Bon, le mot n’existait pas, mais on comprend. Le souverainisme occupe dans le vocabulaire politique contemporain la même place que le populisme. Il veut désigner une sorte de manipulation des masses par un discours démagogique et dont ses auteurs sauraient parfaitement combien son application serait soit impossible soit éminemment dangereuse pour l’avenir du pays.

Le libre-échange apporte la paix, bien entendu !

Parce que tel est bien le sujet qui les préoccupe. Bien plus que la dimension morale mise en avant pour rejouer la pantomime de l’antifascisme. Le souverainisme est condamnable parce qu’il s’oppose à la marche du monde, parce qu’il prétend refuser l’inéluctable, qui est aussi le seul destin souhaitable. Nous sommes bien d’accord, la morale n’a pas grand-chose à voir avec tout cela. On parle de choses sérieuses. On parle d’économie. Le souverainisme se promène en général dans les articles et les sermons audiovisuels accompagné de son corollaire tout aussi sulfureux : le protectionnisme. Et les deux sont dangereux, car ils apportent la guerre quand le libre-échange, le « doux commerce » cher à Montesquieu, apporte la paix et la concorde entre les peuples.

Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce qui nous est proposé comme modèle, l’extension du libre-échange à travers différentes structures supra-nationales pour accompagner la mondialisation des échanges et la globalisation des normes et des cultures, nous est présenté à la fois comme bon moralement et comme inéluctable. Bon parce qu’inéluctable ? On nous demande de nous en réjouir parce que, de toute façon, nous n’avons pas le choix et qu’il faudra bien vivre dans ce monde-là ? Nos élites politico-médiatiques sont leibniziennes : elles nous proposent le meilleur des mondes possibles et ne lésinent pas sur les moyens de nous en convaincre.

Mais deux problèmes se posent à tout esprit un minimum éveillé. Le premier : en quoi cette globalisation qui détermine actuellement l’organisation de nos économies et, par capillarité, l’ensemble de nos modes de vie, est-elle inéluctable ? La mondialisation, c’est-à-dire l’augmentation des échanges et de la circulation des individus, existe à différentes échelles depuis Alexandre le Grand. Elle est un fait. Un fait qui découle aujourd’hui du développement des moyens de transports et de la révolution technologique qui transforme les informations et les capitaux en flux. Et l’on peut ajouter que la troisième révolution industrielle, celle de l’informatique, lui donne une dimension qui n’a plus rien à voir avec ce qui a précédé. Très bien. Mais la globalisation, c’est-à-dire l’uniformisation des normes et du droit pour faciliter le flux et étendre une conception unique de l’organisation des sociétés humaines, est-elle de l’ordre de la nécessité ? Pour le dire autrement, était-il obligatoire d’accompagner la mondialisation d’un mouvement de dérégulation massif qui profite aux acteurs dominants que sont les multinationales majoritairement anglo-saxonnes ?

L’économie, comme la physique, serait une science dure !

Leibniziens, nos dirigeants : ce qui est ne pouvait pas ne pas être… Je vous invite à lire sur le blog de Coralie Delaume, l’Arène nue, la traduction d’un passionnant article publié dans le Guardian. Il est signé George Monbiot et il nous prouve que ce sont les médias anglo-saxons qui nous en remontrent en matière de liberté de ton et de profondeur d’analyse. On cherchera vainement un équivalent, sur une telle longueur, appuyé sur une démonstration historique précise, dans la presse française. Que nous dit cet article ? Que l’idéologie qui domine nos vies nous est à peu près inconnue parce qu’elle ne se présente pas comme une idéologie mais comme un fait de nature. « Les tentatives visant à limiter la concurrence, nous dit Monbiot, sont considérées comme des dangers pour la liberté. L’impôt et la réglementation sont considérés comme devant être réduits au minimum, les services publics comme devant être privatisés. L’organisation du travail et la négociation collective par les syndicats sont dépeints comme des distorsions du marché qui empêchent l’établissement d’une hiérarchie naturelle entre les gagnants et les perdants. L’inégalité est rhabillée en vertu : elle est vue comme une récompense de l’utilité et un générateur de richesses, lesquelles richesses ruisselleraient vers le bas pour enrichir tout le monde. Les efforts visant à créer une société plus égalitaire sont considérés comme étant à la fois contre-productifs et corrosifs moralement. Le marché est supposé garantir que chacun obtienne ce qu’il mérite. » Le néolibéralisme fut pourtant assumé comme tel, sous ce nom, par ses concepteurs, Ludwig von Mises et Friedrich Hayek en 1938. Mais depuis, il a disparu. Quand vous prononcez ce mot dans les médias, certains se gaussent. Vous traitent quasiment de complotiste, en tout cas d’aimable plaisantin qui, bien sûr, ne connaît rien à l’économie. Parce que l’économie est une science. Une science dure. Elle s’appuie sur des lois aussi évidentes et nécessaires que les lois de la physique. La concurrence et l’autorégulation des marchés, c’est la loi universelle de la gravitation.

Du coup, un doute nous saisit. Et c’est le second problème posé par cette idéologie dominante. Si la globalisation relève de la fatalité, il n’y a rien à choisir. Il n’y a pas de liberté possible face à la nécessité. Mais alors, sommes-nous encore en démocratie ? On nous demande de désirer ardemment ce qui nous est de toute façon présenté comme notre destin, sans échappatoire, parce que dans ce désir que nous développerions se trouverait l’illusion du choix, l’illusion de la liberté. En rhétorique journalistico-politique, cela donne des choses du genre : « Nous sommes les seuls à rêver encore qu’on peut – au choix – maintenir un tel niveau de charges, et donc de protection sociale, conserver des services publics non ouverts à la concurrence… », « Nos voisins, eux, se portent très bien… » On l’a bien compris, « il n’y a pas d’alternative ». Il est assez croustillant d’entendre cette antienne thatchérienne reprise aujourd’hui par un ministre de l’Economie « de gauche », poulain de Jacques Attali, ancien conseiller d’un président de la République de gauche, qui proposait de changer la vie et pour qui Margaret Thatcher incarnait un repoussoir absolu. Il est vrai que le même Emmanuel Macron fut rapporteur de la commission Attali à l’origine de la « loi pour la libération de la croissance » mise en place par Nicolas Sarkozy. Qui n’en appliqua que quelques recommandations car il jugeait l’ensemble trop libéral. En effet, il n’y a pas d’alternative. Politiquement, du moins.

Où est passé le politique ?

Mais s’il n’y a pas d’alternative, où est la liberté ? Où est le politique ? Qu’il faille tenir compte des contraintes du réel est une évidence et la liberté est limitée par le réel. Mais encore faut-il se mettre d’accord sur le réel, ses lois et les limites qu’elles imposent. Et l’on voit mal comment des gens qui adhèrent à un économisme dont l’objet est de se présenter comme le fruit de lois naturelles, peuvent encore se faire passer pour libéraux quand ils finissent par nier toute forme élémentaire de liberté.

La question sous-jacente est donc bien celle-là, celle de la démocratie. Celle qui ressurgit à chaque fois qu’un dirigeant (en général pour des raisons politiciennes, Cameron sur le Brexit, Jacques Chirac en 2005) prend le risque démesuré de demander directement son avis au peuple par un referendum. A vrai dire, c’est l’idée même de demander son avis au peuple qui paraît alors irresponsable. On nous ressortirait presque la rhétorique sur les « classes dangereuses ». Du moins a-t-on droit à la litanie habituelle : populisme, démagogie face à un peuple incapable de juger en connaissance de cause et qui, bien évidemment, se déterminera sur des critères qui n’ont rien à voir avec la question posée. Comment voulez-vous, ils n’y comprennent rien ces braves gens…

Démocratie, referendum, liberté des peuples de choisir leur destin… la notion qui sous-tend ce débat est bien celle qui est au cœur de la réflexion des irresponsables, des dangereux, vous savez, ces souverainistes honnis : la souveraineté. Etre souverainiste, c’est assumer le fait que ce concept de souveraineté est crucial pour quiconque prétend penser l’organisation du corps social et politique dans un cadre à peu près démocratique. Bref, pour qui entend répondre à l’économisme, nouvelle idéologie dominante, par un concept politique.

Curieusement, ce concept vieux de quatre siècle semble devenu totalement incompréhensible pour les dirigeants de nos vieux Etats-nations et pour les commentateurs chargés d’analyser leurs décisions. Alors rappelons la définition classique, celle de Louis Le Fur : « La souveraineté est la qualité de l’Etat de n’être obligé ou déterminé que par sa propre volonté dans les limites des principes supérieurs du droit et conformément au but collectif qu’il est appelé à réaliser. » La souveraineté est d’ailleurs définie au XVIème siècle par Jean Bodin pour caractériser cette puissance d’un Etat qui ne peut se résumer aux vieux concepts romains de potestas et auctoritas. Mais c’est à la révolution qu’il prend tout son sens pour nous, Français. Parce qu’à la souveraineté nationale, cette indépendance qui permet à une nation de se déterminer sans dépendre d’une autre puissance, s’ajoute la souveraineté populaire. Ce n’est plus le roi qui incarne la Nation et détermine son destin, c’est le peuple qui est son propre souverain. Oxymore extraordinaire que le peuple souverain ! Il n’est plus mineur. Il n’y a plus de sujets, donc de soumis, mais des citoyens. Des citoyens qui constituent un corps politique et déterminent par la délibération le bien commun, qui ne se réduit pas à la somme de leurs intérêts particuliers. Des citoyens qui se choisissent en conscience un destin commun.

Cela s’appelle la République, et c’est la forme que prend chez nous la démocratie. Car il est bien question de démocratie. Et de Gaulle prend soin de le préciser dans la Constitution de 1958 : « Article 2 : La devise de la République est « Liberté, Égalité, Fraternité ». Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Article 3 : La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. » Globalisation ou pas, révolution technologique ou pas, il n’est pas de démocratie sans l’exercice par le peuple de la souveraineté nationale.

Pourquoi vouloir distinguer souveraineté nationale et souveraineté populaire ?

Et l’on en connaît qui prennent des pincettes, qui tournent autour du pot, qui construisent des raisonnements byzantins pour distinguer souveraineté nationale et souveraineté populaire, la seconde leur semblant plus respectable, plus « gauche bon teint ». Parce que dans souveraineté nationale, il y a nation, et de la nation, on glisse facilement vers le nationalisme, surtout en une époque où les journalistes sont devenus commentateurs de patinage artistique et s’emploient essentiellement à juger des glissades et autres dérapages des uns et des autres. Mais brisons là. Quel peuple peut se dire souverain dans une nation entravée, sous domination ? Quel peuple décide de son destin quand le champ de sa souveraineté est borné à quelques domaines réservés ? Se cacher derrière son petit doigt dans l’espoir de n’être pas chassé du camp du Bien a quelque chose de pathétique.

Et puis il y a ceux qui font semblant de ne pas comprendre. « Souveraineté ? Comme ce terme est vague. Mais qu’est-ce que vous entendez par là ? Ne sommes-nous pas libres dans un système démocratique garanti par la Constitution ? Pourquoi s’accrocher à un mot ? » Pour les vrais atrophiés du cervelet et les faux idiots, il est une façon simple de résumer les choses. C’est d’ailleurs celle qu’emploie Michel Onfray depuis qu’il a décidé d’assumer son souverainisme. Il l’explique dans son dernier livre, le Miroir aux alouettes. Il suffit de demander à nos aimables contradicteur quel est le contraire de souverain. Les antonymes de souverain sont : subordonné, esclave, domestique, sujet, soumis, vassal. Au moins, les choses sont claires. Je vous renvoie d’ailleurs également – et surtout – au livre de Jacques Sapir, Souveraineté, démocratie, laïcité.

On nous répondra bien sûr que tout cela relève du fantasme, que nous sommes en démocratie, dans un pays indépendant dont les gouvernements élus mènent les politiques. Il n’y a pas de sujet. Tout au plus avons-nous concédé quelques délégations de souveraineté à une entité supranationale, mais elle aussi démocratique puisque nous en élisons le parlement, et uniquement dans des domaines aussi restreints que la monnaie et le budget. Une paille.

Maastricht ou l’enterrement de 1789

Il n’est besoin que de réécouter le magistral discours de Philippe Séguin devant l’assemblée nationale le 5 mai 1992 pour comprendre ce qui s’est joué lors du Traité de Maastricht, et qui est à l’origine d’une partie des crises qui minent le pays. Philippe Séguin soulignait que le fondement de notre Etat de droit, depuis deux siècle, est dans cette idée que la souveraineté nationale appartient au peuple, de sorte que ses représentants, l’Assemblée nationale en l’occurrence, n’ont aucune compétence à se dessaisir de leur pouvoir législatif et à valider par avance des textes qui n’auront même pas à être ratifiés par eux. « Aucune assemblée ne peut déléguer un pouvoir qu’elle n’exerce qu’au nom du peuple. » Ce que le peuple a fait, seul le peuple peut le défaire. En ce sens, nous dit-il, 1992 est l’enterrement de 1789.

Caricature ? Dramatisation loufoque ? On nous répond d’abord que cette délégation de pouvoir est limitée. Elle ne concerne que certains domaines. L’Etat conserve ses missions régaliennes. La souveraineté monétaire, ce n’est rien, ça ne détermine pas l’identité collective. Philippe Séguin répondait par avance : la souveraineté est une notion globale et indivisible, comme un nombre premier. La découper, c’est la vider de sa signification. Le dernier à l’avoir fait était Brejnev en 1968 avec son concept de « souveraineté limitée » appliqué aux démocraties populaire. Ce qui signifiait ni souveraineté ni démocratie…

On nous répond également que ces délégations de souveraineté sont temporaires. Tiens donc. Pourtant, quand il s’est agit de suggérer que la Grèce devrait quitter, même temporairement, la zone euro, la réponse a été unanime : c’est impossible. Ça n’est pas prévu par les traités. Vous savez, le fameux « il n’y a pas de plan B ». Les plus batailleurs brandissent le fameux article 50 du traité de Lisbonne, qui prévoit une éventuelle sortie au bout de deux ans de négociations et d’une décision à l’unanimité des membres. Une usine à gaz propre à décourager les plus téméraires. Non, une fois qu’on est entré, on ne sort plus. D’où l’indignation de ces braves gens quand les Britanniques se permettent de voter sur le Brexit. Mais de quel droit s’autorisent-ils ce que nous nous sommes interdit ?

La base de la démocratie, c’est que le peuple peut changer d’avis

Quel que soit le résultat du referendum, jeudi prochain, c’est ce vote en lui-même qui constitue la plus majeure des transgressions. Parce qu’il nous rappelle ce qu’est un contrat : une délégation temporaire de souveraineté en échange d’avantages ou de protection. Temporaire, tel est bien l’enjeu. La base de la démocratie, c’est que le peuple peut changer d’avis. Nulle génération ne peut enchaîner les suivantes, leur interdire d’exercer leur propre souveraineté. Ce qui a été fait, donc, doit pouvoir se défaire. Sans quoi il n’est pas de démocratie. La désormais fameuse sentence de Jean-Claude Junker – dont la plus grande vertu est d’exprimer sans complexe ce que d’autres préfèrent recouvrir d’un voile pudique – ce « il n’est pas de choix démocratique en dehors des traités européens » résume l’idée que ces gens se font de la démocratie.

D’autant que ce transfert sans retour des compétences de l’Etat ressemble fort à un cercle vicieux. On se souvient de la merveilleuse rhétorique soviétique : le goulag, le cauchemar, les pénuries, c’est parce que le processus n’est pas arrivé à son terme et que le paradis communiste n’est pas encore totalement bâti. La technocratie ? Elle n’est qu’un mal provisoire pour préparer cet avènement. Le principe vaut pour toutes les idéologies et la construction de l’Europe néo-libérale en est une dans toute la pureté de sa définition et de ses conséquences. Elle a ses zélotes et ses prophètes. Ses grands inquisiteurs, aussi.

Réécoutons un instant le discours de Philippe Séguin : « Quand, du fait de la monnaie unique, le coût de la dénonciation des traités sera devenu exorbitant, le piège sera refermé. Craignons alors que les sentiments nationaux, à force d’être étouffés, ne s’exacerbent jusqu’à se muer en nationalisme. Car rien n’est plus dangereux qu’une nation trop longtemps frustrée de la souveraineté par laquelle s’exprime sa liberté, c’est-à-dire son droit imprescriptible à choisir son destin. » Il y aura fallu moins de vingt-cinq ans. Mais nous y sommes. Et le seul argument qui reste aux grands prêtres de l’Union européenne est de renverser l’ordre des causes et des conséquences. Le mal, c’est ce nationalisme préexistant, et que l’on n’a pas assez écrasé. Donc, il faut protéger l’Europe contre ses propres démons. Ils plaideront les meilleures intentions du monde : éviter à des peuples abrutis bernés par des démagogues sans vergogne de sombrer dans une récession tragique et, qui sait, dans des guerres sanglantes.

On ne renonce pas impunément à la souveraineté

C’est oublier que la récession, nous y sommes. Et que les maux dont nous souffrons, chômage de masse, déficit de la balance commerciale, désindustrialisation massive, étaient prédits par tous ceux qui avaient correctement analysé ce que signifie le processus d’intégration dans une monnaie unique d’un espace économique hétérogène. Et les souffrances engendrées par ce naufrage économique font naître des tensions dont nous voyons en ce moment la traduction. Parce qu’on ne renonce pas impunément à la souveraineté.

Comment imaginer qu’un corps politique qui a renoncé à ce qui fait sa raison d’être puisse ne pas imploser ? C’est à cette fragmentation que nous assistons. Fragmentation du corps politique, de la communauté nationale, largement encouragée par ceux qui ont intérêt à définitivement achever ces Etats-nations empêcheurs de commercer en rond. Au profit d’une autre souveraineté ? On connaît le mythe d’une citoyenneté européenne qui devrait se substituer par miracle aux citoyennetés nationales. C’est faire peu de cas de l’Histoire. C’est ne pas comprendre que la constitution d’une Nation à travers l’émergence d’un peuple sur un territoire déterminé est un processus lent et complexe et surtout impossible à reproduire artificiellement en l’espace de quelques années.

Reste le processus inverse. Pour se débarrasser des vieux Etats-nations et de leur encombrante démocratie, saper ce qui en est le corps vivant, le peuple comme entité politique. Ce peuple qui naît en France de l’intégration de populations diverses à une histoire et une géographie, à un ensemble de valeurs et de modes de vie, sans lesquels il n’est que des individus juxtaposés dans une entité administrative neutre régie par le droit et le marché. L’accomplissement du rêve thatchérien : « Je ne connais pas la société, je ne connais que des individus. » Tout ce qui fracture la communauté nationale, tout ce qui efface la culture commune de citoyens dont les identités diverses étaient jusqu’à présent transcendées par l’appartenance commune à la Nation, sert les intérêts d’un système dont le but est fondamentalement anti-démocratique.

Jusqu’à preuve du contraire, il n’est pour l’instant de véritable exercice de la démocratie que dans le cadre des Etats-nations. Nous avons donc remplacé la souveraineté nationale par… rien. Par un vide que vient remplir une inflation technocratique chargée de masquer la réalité de ce système, son objet principal : favoriser les intérêts d’entités privées et déterritorialisées, de Google à Monsanto en passant par Amazon, Apple, Philipp Moris… ces multinationales qui ont quelques 15 000 lobbyistes à demeure à Bruxelles et qui s’appliquent pour l’heure à dicter à la Commission des traités de libre-échange permettant de lisser l’espace économique et d’imposer pour les décennies futures les normes et le droit américain.

Les efforts de quelques vigies ont déjà permis de faire prendre conscience de l’absence totale de transparence qui entoure les négociations et qui constitue en elle-même un total déni de démocratie. Mais le principe d’irréversibilité que nous évoquions tout à l’heure y est également à l’œuvre avec une détermination admirable, à travers ce qu’on appelle les effets de cliquet. Tout ce qui aura été négocié ne pourra plus être révisé, même par un gouvernement nouvellement élu. « Il n’est pas de choix démocratique en dehors des traités européens »

L’économisme, ce totalitarisme

L’économisme, cette idéologie de réduction des différents champs de l’action humaine à leur dimension économique, n’est donc rien d’autre qu’un totalitarisme d’autant plus efficace qu’il repose sur le consentement des individus. Qui serait contre la prospérité ? Qui serait contre la liberté ? Même quand la liberté dont il est question n’est qu’une privation des libertés politiques fondamentales qui font le citoyen au profit de la liberté minimale du consommateur, celle de choisir entre deux produits en fonction de ses pulsions immédiates et de son intérêt à court terme.

Et c’est sans doute le dernier élément qui permet de comprendre l’articulation entre souveraineté et démocratie : il n’est pas de souveraineté du peuple sans souveraineté des individus, c’est-à-dire sans la capacité à exercer leur libre arbitre et à forger leur jugement sans dépendre d’autrui. Pour le dire autrement, il n’est pas de démocratie sans éducation du peuple. Rien de plus efficace, donc, pour délégitimer le peuple que de détruire le principal outil de son émancipation : l’instruction publique.

Il n’y a aucun hasard à voir les différentes réformes de l’éducation nationale remplacer la transmission des savoirs universels dont Condorcet faisait la condition de la formation d’hommes libres par une évaluation des compétences, terme importé de la formation professionnelle et inspiré des recommandations de l’OCDE et de la Commission européenne en matière d’éducation. L’éducation, domaine supposé régalien, dans lequel, nous explique-t-on, la France n’a pas opéré de transfert de compétences (sous entendu : elle est responsable de ses échecs). L’éducation qui est en fait l’un des principaux champs d’expérimentation pour cette extension du domaine de l’efficience économique. Il n’est besoin que de rappeler le Livre Blanc de la Table ronde des Entreprises Européennes en 1995 : « L’éducation doit être considérée comme un service rendu aux entreprises. »

Les compétences, c’est ce qui permettra de former des employés adaptables (d’augmenter, pour utiliser le jargon en vigueur, leur « taux d’employabilité »). Les mêmes sur quelque lieu de la planète que ce soit, puisqu’il n’est plus question de peuple ou de nation, ces réalités du monde ancien. Des employés qui, pour se délasser, pourront offrir à Coca Cola un peu de leur temps de cerveau disponible, sur lequel les chaînes de télévision font leur beurre.

L’articulation entre souveraineté nationale, souveraineté populaire et souveraineté des individus est donc indispensable pour former un authentique système démocratique. Et, à moins d’estimer que la mondialisation des échanges implique la disparition nécessaire de la démocratie, on conviendra que rien ne justifie son abandon au profit d’une technocratie déterritorialisée. Bien au contraire, il n’est de mondialisation véritablement bénéfique qu’organisée et régulée. Que ce soit sur le plan des barrières douanières (les Etats-Unis ne se sentent nullement gênés de prévoir des droits de douane de 522% sur l’acier chinois, quand l’Union européenne les fixe à 20%), ou que ce soit sur le plan du droit, à travers les réglementations visant notamment les produits agricoles protégés par une appellation d’origine. Si la mondialisation est un fait, la globalisation est une idéologie. Et comme toute idéologie, elle nécessite d’être explicitée, de voir analyser ses ressorts et ses présupposés.

« Quand on est couillonné, on dit : « Je suis couillonné. Eh bien, voilà, je fous le camp ! » »

Mais pour résumer ce que doit être l’exercice par une nation de sa souveraineté, c’est encore le Général de Gaulle qui en a le mieux explicité les contours face à Alain Peyrefitte : « C’est de la rigolade ! Vous avez déjà vu un grand pays s’engager à rester couillonné, sous prétexte qu’un traité n’a rien prévu pour le cas où il serait couillonné ? Non. Quand on est couillonné, on dit : « Je suis couillonné. Eh bien, voilà, je fous le camp ! » » Ce sont des histoires de juristes et de diplomates, tout ça. »

Nous sommes, au Comité Orwell, une association de journalistes. Parce que nous estimons qu’appartient à notre profession le soin d’expliciter les ressorts de toutes les idéologies, de mettre au jour les processus qui sont à l’œuvre derrière l’apparence des événements. Il appartient à notre profession, non pas seulement de commenter les manifestations contre la loi travail, les violences qui en découlent ou l’impuissance des gouvernants, mais de mettre en avant l’ensemble des phénomènes qui concourent à délégitimer un Etat qui, parce qu’il a depuis longtemps renoncé à sa souveraineté, n’est plus qu’une institution fantôme incapable de contrer les forces centrifuges qui déstructurent la société. Il appartient à notre profession de ressortir les différents textes de la Commission européenne ou d’autres instances supranationales réclamant une harmonisation du droit du travail pour œuvrer à la convergence des économies (ce que, une fois encore, prévoyait Philippe Séguin dans son discours de mai 1992). Il appartient à notre profession de ne pas seulement disserter sur la question de savoir si les opposants à la réforme du collège sont d’affreux réactionnaires, mais de décrire avec précision tous les ressorts de la transformation de l’Education nationale en auxiliaire de l’idéologie utilitariste, à rebours de tout le projet de l’école républicaine. Il appartient à notre profession de ne pas être tributaire du flux des informations et de la superficialité qu’il facilite, mais de décrire les rouages, d’éclairer les infrastructures et non pas seulement les superstructures, pour parler en termes marxistes. Comme l’a dit très judicieusement Lincoln, « on peut mentir tout le temps à une partie du peuple, on peut mentir à tout le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas mentir tout le temps à tout le peuple. » A moins de changer le peuple de temps en temps.

Alors il nous appartient d’offrir un peu de résistance. Profitons-en, nous sommes aujourd’hui le 18 juin. Et ce mois de juin 2016 a des airs de débâcle, comme un certain mois de juin 1940. La souveraineté, la démocratie, l’émancipation des peuples : quel plus beau programme ?

 

>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de nos articles consacrés au Brexit.

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Agrégée de lettres modernes, a été enseignante. Elle est aujourd'hui journaliste, chroniqueuse, essayiste et directrice de la rédaction de Marianne.

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