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Et si on commençait par le parler-ensemble?


Et si on commençait par le parler-ensemble?

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On a vite fait de crier haro sur le baudet. Voyez le rapport sur l’intégration commandé par Jean-Marc Ayrault. Étourdiment, le Premier ministre s’est félicité de l’excellent travail mené par les cinq groupes d’experts qui ont planché sur la question. Vu les réactions de l’UMP, du FN et d’une partie de la presse, il s’est félicité très étourdiment, Jean-Marc Ayrault, de ce travail trop considérable, trop minutieux pour qu’il l’ait lu. Tout au plus feuilleté, et encore. Il s’en félicite donc, et là-dessus, vlan ! Indignations en vrac.[access capability= »lire_inedits »]

Pilori. Recadrage immédiat par le président Hollande. Relance instantanée de rumeurs sur un changement accéléré de premier ministre. Il suffit d’un coup d’essai raté pour vous transformer en torche vivante.

Réactions un peu rudes. Se justifient-elles ? L’ensemble forme une masse indigeste, certes. Mais j’imagine la tête de ces femmes et de ces hommes qui se sont donné beaucoup de peine pour repenser une politique d’intégration en faillite et qui se voient traités d’hurluberlus, de grotesques, de moins que rien. Or, même s’ils sont peu connus, ces gens sont estimables. On n’a pas l’impression, à consulter la liste, d’avoir affaire à une bande d’olibrius ou à un ramassis d’illuminés. Il s’agit de cadres supérieurs de l’administration, d’universitaires sérieux, de présidents d’associations certifiées d’utilité publique, de gens de théâtre, de démographes, d’architectes, de médecins, en un mot d’individus a priori raisonnables.

En outre, beaucoup de patronymes, parmi les personnes auditionnées, trahissent une origine étrangère, maghrébine surtout, mais pas uniquement. Cela explique sans doute que les synthèses laissent percer une sensibilité aiguë aux défaillances de l’intégration. Loin d’être des charlatans, ces gens savent de quoi ils parlent. Quand ils déplorent les discriminations qu’ils constatent ou dont ils souffrent, ils savent de quoi ils parlent. Quand ils réclament une forte « politique d’égalité et de lutte contre les discriminations sociales et ethno-raciales », ils savent pourquoi ils la souhaitent. On peut être en désaccord radical avec eux, mais il est juste, il est même indispensable de les écouter. Des militants ? Certainement, pour la plupart. Néanmoins, pousser aussitôt des cris d’orfraie contre ce qu’ils préconisent révèle une étrange conception du dialogue démocratique.

Leurs suggestions doivent s’apprécier non sous l’effet d’un effroi irréfléchi, mais sous l’angle des attendus sur lesquels elles reposent et des conséquences qu’entraînerait le passage à l’acte législatif. Lesquelles, évidemment, se révéleraient désastreuses si le gouvernement s’engageait dans les voies ouvertes. Il ne le fera pas, ou à la marge. Le rapport a beau proclamer son attachement aux principes fondateurs de la République, le risque d’une mosaïque communautaire nous pendrait au nez. Les commentateurs ont pointé à raison cette dérive. La France des Français « de souche » victimes de la crise, des abandonnés des périphéries urbaines, des républicains authentiques, des laïques fervents, des simples particuliers attachés à leurs coutumes, à leurs traditions, à leur cadre de vie, toute cette France prendrait feu. Et ce serait légitime. Les discriminations dont pâtissent les populations immigrées justifient de nouveaux remèdes, pas que le pays se focalise dessus au point de tout chambouler. Même si une petite minorité considère qu’elles exigent une tabula rasa dont naîtra un monde auréolé d’une égalité parfaite, la grande majorité refuserait le prix à payer en termes de formation historique, d’unité nationale, de destin collectif, de fidélité à soi-même. Et ce serait légitime.

Ce sont les présupposés du rapport qui expliquent le caractère non pas extravagant mais impraticable des solutions qu’il envisage. D’une part, il pose un diagnostic essentiellement à charge. Comme si la France, par une indifférence hautaine et pingre, ne consentait qu’une vague attention à ses populations immigrées. Comme si, coupable d’un passé atroce et d’un présent odieux, elle leur devait une réparation inexpiable. Comme si enfin ces populations s’évertuaient, de tout leur être, à s’intégrer dans le creuset commun : on en est loin.

D’autre part, ces présupposés oublient le corps même du pays, ce qui de la France fait la France et pas autre chose. À titre d’illustration, ils rappellent l’approche qu’Alain Badiou développe dans son opuscule Portées du mot « juif »[1. Éditions Lignes et Manifestes, 2005]. Badiou prend soin de blâmer l’antisémitisme, de condamner le nazisme et la destruction des juifs d’Europe.

On ne peut l’accuser, en la matière, d’aucune complaisance. À la rigueur, on peut louer son rêve d’une Palestine où juifs et Palestiniens coexisteraient au sein d’un seul État sur une terre unique, fraternellement unis dans une harmonie digne de l’Éden, et dont l’exemple admirable servirait à l’humanité entière. Cependant, la condition qu’il y met pèse fort lourd : « Si l’on veut résoudre le problème de la guerre infinie au Moyen-Orient, il faudra arriver – et je sais que c’est quelque chose de difficile – à oublier l’Holocauste. » C’est une manière de parler : Badiou veut dire qu’il faudrait mettre l’Holocauste entre parenthèses, afin de « fonder une nouvelle sorte de paix par les moyens d’une nouvelle sorte de subjectivité politique ». Effort quasi surhumain, « dur ascétisme », dit-il. N’insistons pas : le projet procède d’une totale vue de l’esprit. Oublier l’Holocauste, autant prier les juifs de s’arracher le cœur.

C’est au fond ce que demandent les auteurs du rapport : oublier la France afin de fonder une nouvelle sorte de République grâce à une nouvelle sorte de subjectivité politique. Une révolution, en fin de compte. Pas sûr que l’actuelle République soit prête à renoncer à elle-même pour entrer dans la lumière d’une égalité irénique entre tous ses membres et servir ainsi de modèle au reste du monde. Constat regrettable sans aucun doute, qui affligerait les premiers chrétiens dévorés par les lions, mais personne, sauf les saints, les idéalistes et les masochistes, ne se laisse déchiqueter par pure charité envers son prochain.

A fortiori si ce prochain, voué moins à s’intégrer qu’à s’inclure, entend se maintenir en partie dans une position d’étranger. Finalement, c’est à ce bloc de réalité que de futurs travaux devront s’attaquer pour bâtir sur des compromis possibles, recevables, une politique de l’intégration qui permette de remédier aux faiblesses aujourd’hui constatées.[/access]

*Photo: soleil

Janvier 2014 #9

Article extrait du Magazine Causeur



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Universitaire, romancier et essayiste

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