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Sous le ciel, l’enfer !


Sous le ciel, l’enfer !

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On ne dira jamais assez l’importance de la couverture dans le succès ou non d’un livre. Le Dilettante, maison de qualité, ne les choisit pas au hasard. Le lecteur, surtout dans la période qui précède Noël, est un être délicat en proie au doute. A l’entrée des librairies, il est comme pétrifié devant tous ces rayonnages criards, ces couvertures tapageuses, ces appels citoyens à lire…C’est indécent de laisser la lecture aux mains des marchands et des professeurs. Submergé par les assauts de cette alliance mortifère, le lecteur se défend tant bien que mal. Il résiste aux sirènes de la consommation jusqu’à ce qu’il craque pour un livre inutile, laid et cher. Même les plus avertis, ceux qui se targuent de connaître la Grande Littérature, se font avoir comme des bleus à quelques jours de la Nativité.

Et puis, parfois un miracle se produit, un livre se détache de ce magma indigeste, de cette foire aux égos. Il y a d’abord cette photographie parigote de Georges Dudognon, le noir et blanc poétique, la rue qui grimpe, éternelle Mouff’, des vieilles à cabas escaladeuses, deux clébards sans laisse et cet homme gapette en guise de couvre-chef, pantalon bouffant, mitaines cradingues, pas tout à fait glandilleux, pas très glorieux non plus. Ça sent la déveine. Le décor est planté. Nous sommes à Pantruche. Cet instantané des années 50/60 d’avant la destruction des Halles quand la Capitale marchait encore à l’essence populaire, est en soi un merveilleux témoignage sur notre passé récent. Un éditeur malveillant aurait pu rajouter une pastille mentionnant « avec de vrais gens à l’intérieur » comme d’autres abusent du « vu à la télé ». La photo suffit à poser le propos de Robert Giraud, résistant, journaliste, écrivain à succès avec Le vin des rues en 1955, disparu en 1997. Le Peuple des berges est un plongeon dans les eaux boueuses de la cloche. « La cloche en argot, c’est le ciel. Sont clochards tous ceux qui n’ont que le ciel pour toit. Paris compte quelque vingt-cinq mille individus dans ce cas » souligne Giraud, anthropologue du macadam. Il sera leur portraitiste bienveillant, lucide, curieux, infatigable arpenteur du Paris by night de la dèche, du froid et de la soif.

Chez Giraud, l’œil du reporter nous évite l’angélisme, l’apitoiement, l’absurde éloge de la Liberté. Ce Peuple des berges, recueil de neuf articles, a déjà été publié dans l’hebdomadaire Qui ? Détective du 8 octobre au 3 décembre 1956 sous le titre « La vie secrète des clochards de Paris » comme le précise Olivier Bailly dans son excellente préface. Ces neuf textes décrivent au plus près cette réalité misérable d’après-guerre où le génie de la débrouille, la mythomanie des individus qui ont tout perdu, leur quête obsessionnelle du liquide salvateur, en l’espèce, le vin rouge, forment un cocktail au gout amer. « Tout se transforme en bibine » est l’un des dix commandements de la rue. On a la tête qui tourne. C’est bon signe, l’ivresse littéraire est à ce prix-là. On navigue entre Les Biffins de Gonesse de Jacques Perret, Un idiot à Paris de René Fallet et ce peuple-là nous rappelle parfois les mendiants du Caire que l’on croise dans les romans d’Albert Cossery. Si on est loin de l’imagerie gouailleuse d’Archimède le clochard, la galerie de portraits de Giraud vaut le détour. Des frimes pas possibles, des blazes audiardesques. Des gueules surgies de nulle part : Léon la lune, Louis Robespierre, l’Amiral, Coclo, le Gitan, le Chat, Pépé le voleur de chiens, etc…Toutes ces mauvaises herbes du pavé survivent dans cet enfer de la noye. Giraud s’intéresse aussi aux anonymes, le clodo lambda qui brûle sur une grille, comme Gégène qui avoue avoir « le virus de l’honnêteté ». Car dans ce monde-là, tout s’achète, se vole, s’échange. Tout se mange comme ce rôti de hérisson, féérie gourmande de la débine. Ces Raboliot des villes, braconniers du bitume qui sillonnent la Mouff’, la Maub’, qui traversent la Seine ou les Halles à la nuit tombée sont notre miroir sombre. Si la couleur sépia des années 50 rend leur reflet plus acceptable, leurs héritiers n’ont pas pour autant disparu. Il suffit de se promener dans Paris, l’indigence est tenace.

Le Peuple des berges, Robert Giraud, Le dilettante, 2013.

*Photo : L’Atalante.



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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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