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H.K.G: l’autre séisme qui secoue la Turquie


H.K.G: l’autre séisme qui secoue la Turquie
Les images de la jeune HKG présentées à la Justice, publiées par le journaliste turc Timour Soykan. Photo : Twitter

Avant que le dramatique tremblement de terre ne vienne endeuiller la Turquie, un procès retentissant venait de s’ouvrir à Istanbul. Il s’agit d’une affaire des plus sensibles, dans laquelle chaque citoyen turc semble devoir choisir un camp.


Lundi 30 janvier 2023, Istanbul. Aujourd’hui s’ouvre un procès très attendu, exacerbant de profondes fractures au sein de la société turque. « Où est le ministre de la Santé, le ministre de l’Intérieur ? », tance, au nom des femmes, Suzan Sahin, députée du Parti républicain du peuple devant le Palais de justice de Kartal. Non loin de là, dans un cortège composé essentiellement d’hommes, manifestent à cris d’ « Allah Akbar » les soutiens des accusés du jour.

Cette affaire, c’est l’affaire H.K.G, une jeune musulmane victime d’abus au sein de la confrérie islamiste Hiranur, dont le véritable nom est tenu secret…

Des révélations abominables

H.K.G a 24 ans et est mariée depuis… 18 ans. En décembre 2022, dans un acte d’accusation d’abord relayé par le quotidien de gauche laïque Bir Gün, H.K.G révèle avoir été mariée religieusement de force à l’âge de six ans par ses parents, et avoir subi des viols. Cette affaire est invraisemblable, et pourtant l’accusation portée par les avocats de H.K.G a bien été saisie par la Justice. Le 15 décembre 2022, sur décision de la Haute Cour pénale d’Anatolie, le père et le mari de la victime sont arrêtés. Le mari encourt au moins 68 ans d’emprisonnement, les parents 22 ans.

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La déposition décrit le sordide calvaire de la jeune fille. Un jour, ses parents l’habillent en robe blanche, alors qu’elle n’a que six ans. En face de la jeune fille se tient Kadir İstekli, un homme âgé de 29 ans. « C’est ton mari maintenant », expliquent les parents à leur fillette. La victime décrit aussi l’effroyable lendemain de son « mariage » : « Kadir a caressé mon corps, frotté mes pieds puis a éjaculé sur mes pieds. J’ai pleuré. Kadir a dit que nous étions mariés. Ma mère m’a dit que nous étions mariés, tout comme mon père était marié. Il a dit : « Tu es ma femme, je suis ton mari. Les gens mariés jouent à de tels jeux, mais ce jeu n’est raconté à personne. Regarde, ta mère et ton père ne le disent à personne […]. Ma mère et mon père appelaient Kadir « mon gendre » » [1].

Ces faits sont déjà scandaleux. Mais la sordide affaire ne s’arrête pas là. « H.K.G aurait pu être sauvée en 2012, alors qu’elle n’avait que 14 ans », révèle Timur Soykan, le journaliste qui a dévoilé l’affaire. En effet, lorsque la mère emmène sa fille à l’hôpital pour des troubles menstruels en août 2012 (la victime a alors 14 ans), le médecin décide de prévenir la police pour maltraitance infantile. « J’ai 17 ans, je me suis mariée de mon propre chef », dit-elle alors au toubib persuadé que sa patiente est plus jeune que ce qu’on lui raconte… Une enquête est ouverte. En l’absence de tout acte de naissance, un test osseux pour déterminer l’âge de H.K.G est demandé. Pour réaliser ce test, une femme de 21 ans aurait été envoyée à la place de la jeune fille. H.K.G a ainsi désormais 21 ans officiellement, malgré les ‘’déclarations’’ précédentes sur son âge devant le médecin. L’affaire est close.

Le 30 novembre 2020, H.K.G, ecchymosée, porte plainte au bureau du procureur d’Anatolie. Elle livre aussi une conversation enregistrée avec son mari et les (très anciennes) photos de ses noces. Devant ces preuves accablantes, le procureur exige cette fois l’acte de naissance. Banco: H.K.G est née en 1998, a été mariée en 2004, et avait 14 ans en 2012. Passent encore deux ans, pour que le parquet général valide l’enquête.

La fondation islamique Hiranur: de lourds soupçons d’impunité…

L’affaire a ému une bonne partie des Turcs, et pose la question du poids de l’archaïsme religieux sur une partie du pays. Le père d’H.K.G est un imam du nom de Yusuf Ziha Gümüşel. Il est le fondateur d’Hiranur Vakfi, rattachée à la puissante confrérie religieuse Ismaïlaga. Devant le tribunal, il se défend : « Il n’y avait pas de mandat d’arrêt. Je vais rendre compte. Vous allez également rendre compte. Il y a Dieu qui renversera la décision que vous avez prise [2]. »  Le mari violeur d’enfant, Kadir Istekli est quant à lui un membre de sa confrérie.

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Le journaliste Timur Soykan porte des accusations graves dans son fameux article : « Des mains secrètes ont couvert l’enquête sur les abus sexuels de H.K.G. » L’opposition politique met en cause la prétendue proximité du pouvoir avec les confréries religieuses. Erdogan est embarrassé par ces accusations de complaisance envers la confrérie Ismaïlaga, qui de son côté, le soutient politiquement. Berk Esen, membre de l’université de Sabanci, s’inquiète au micro de France Culture de l’influence des confréries et de l’impunité du pouvoir dans ces affaires de mariages précoces: « Ils (les mouvements religieux, NDLR) gèrent des écoles, des hôpitaux, des ONG, des internats, ce qui permet à Erdogan de promouvoir son agenda islamiste. En retour, Erdogan distribue des ressources de l’État. Et ils bénéficient d’une véritable impunité. Rien ne leur arrivera tant qu’il sera au pouvoir. C’est pourquoi ils défendent et soutiennent Erdogan à tout prix. Ce qui implique de mobiliser les électeurs, de faire pression sur la société afin qu’il ne soit pas critiqué… C’est ainsi que le modèle politique d’Erdogan survit. » [3]

Lundi, devant le Palais de justice, le leader de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu (Parti républicain du peuple) louait le travail de la presse et conspuait le pouvoir en place : « Heureusement qu’il y a des journalistes dans ce pays pour que nous apprenions aussi l’existence de cette affaire. En fonction de quels intérêts les procureurs étouffent-ils cette affaire ? Cette fille réclame justice ! C’est notre enfant, notre fille ! »[4] Avant que le terrible séisme du 6 février ne touche la Turquie, ce procès passionnait donc le pays.  La situation autour du tribunal pourrait de nouveau se tendre au moment du verdict. Selon les chiffres de Girls Not Brides, ONG anglaise de lutte contre le mariage des enfants dans le monde, la Turquie a l’un des taux de mariage d’enfants les plus élevés d’Europe. On peut donc frissonner à l’idée que l’affaire médiatisée de H.K.G ne cache d’autres histoires dont on n’entendra jamais parler.


[1] https://www.birgun.net/haber/karanlik-dunya-bir-cocugu-yuttu-tarikat-karanliginda-henuz-6-yasinda-412258

[2] https://www.milliyet.com.tr/gundem/6-yasindaki-cocugun-istismari-davasi-basliyor-6895562

[3] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-reportage-de-la-redaction/le-mariage-force-d-une-enfant-en-turquie-relance-la-question-des-mariages-precoces-6003443

[4] https://www.francetvinfo.fr/monde/turquie/mariage-d-une-fillette-de-six-ans-en-turquie-le-proces-des-parents-et-du-mari-relance-les-polemiques-sur-les-unions-forcees-de-mineurs_5629595.html




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